Ce samedi, le Tour de France s’est élancé de Bretagne. Même si son image a bien souffert cette dernière décennie, il demeure un recueil de mythologies, comme l’écrivit Roland Barthes, et de souvenirs couleur sépia, un pan ensoleillé de notre mémoire collective. Je vous livre la mienne en vous contant ce que furent les tours de mon enfance.
Je plante le décor : dans les années 1950, j’habitais un petit collège de Seine-Maritime (on appelait cela encore Cours Complémentaire !). Les cours s’achevaient lorsque les coureurs commençaient à dessiner leur « grande boucle » de trois semaines.
Pour supporter la chaleur estivale (il faut croire que cela existe en Normandie !), je migrais de mon étouffante mansarde vers un petit dortoir, mieux ventilé, déserté par les filles pensionnaires. En quelque sorte, je prenais mes quartiers d’été emmenant avec moi, la « radio à transistors » qu’un Père Noël généreux m’avait offert (voir billet du 23/12/2007).
« Ici, la route du Tour ». Ce leitmotiv sur les ondes, a scandé les après-midi de juillet de mon enfance tel un sésame pour entrer dans ce fabuleux imaginaire que signifiait alors le Tour de France cycliste.
Je vous parle d’un temps que les moins de cinquante ans imagineront avec difficulté. La télévision apparut dans la maison familiale en 1956 et seul trois ou quatre étapes étaient retransmises en noir et blanc et encore, lorsque la clémence de la météo autorisait l’hélicoptère, qui relayait les images, à décoller. Combien de fois, des plans fixes des sommets des cols d’Aubisque et du Galibier enveloppés dans les nuages, et de cohortes de parapluies aux lignes d’arrivée, frustrèrent mes rêves de gosse.
Qu’importe, nous avions le savoir dire des radioreporters et le talent littéraire des journalistes de presse écrite pour nous conter « la légende des cycles ». Chaque jour, ils nous rapportaient les histoires épiques de « géants de la route » aux étranges noms d’ « ange de la montagne », « aigle de Tolède », « empereur d’Herentals », « grand fusil », « taureau de Nay » et même d’une « puce du Cantal » (curieux sobriquet pour un géant !). J’avais une idolâtrie pour un certain « Maître Jacques », manant fraisiériste de Quincampoix, village à vingt kilomètres de chez moi, devenu seigneur de Normandie dans son manoir des Elfes, dont les démêlés avec « Poupou » du Limousin passionnaient et partageaient la France entière qu’elle soit sportive ou non.
Pas de caméra au-dessus du peloton ou dedans, pas de caméraman perché sur une moto filmant les échappés, pas de GPS donnant en temps réel les écarts et la distance restant à parcourir ! Mon cœur battait fort à l’écoute de la chanson de geste fredonnée, tout l’après-midi, par les voix enthousiastes de Fernand Choisel sur Europe 1, Guy Kédia sur Radio Luxembourg (l’ancêtre de RTL), Georges Briquet sur Le Parisien (l’aïeul de France Inter). Véritable métaphore du sport en chambre, je suivais le Tour de France, allongé sur mon lit.
J’empruntais la montre avec trotteuse de mon père pour contrôler moi-même les écarts entre échappés, peloton et attardés victimes de défaillances, aux postes de chronométrage de fortune, café, pont, passage à niveau, fournis par les radioreporters. Je notais hâtivement le classement de l’étape puis, à l’aide du quotidien régional Paris-Normandie ou L’Equipe, j’établissais mon classement général provisoire, excellent entraînement sur les nombres complexes ! … que plus tard en fin de journée, je confrontais à celui inscrit à la craie sur une ardoise dans la vitrine du marchand de journaux.
L’école était finie et pourtant, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, je continuais à m’instruire inconsciemment. Le Tour était un incomparable prétexte à réviser la géographie de la France, ses régions, ses départements, ses villes et leurs spécialités, son climat (ah ce goudron qui fondait en traversant la plaine torride de la Crau !), ses plaines, ses forêts, ses cultures et ses industries, ses cols et leurs altitudes, ses vallées etc..… Que de connaissances acquises avec plaisir en écoutant la radio et en consultant le parcours de l’étape découpé dans le journal ! C’était de la pure géographie « vidalienne » dans toute sa splendeur.
Je découvrais aussi les drapeaux de chaque nation à travers les couleurs des maillots ; jusqu’en 1961, la course se disputa par équipes nationales et régionales. J’aimais la description des maillots sur la liste des engagés ; je me souviens du bleu nattier et la ceinture noire jaune rouge de la tenue belge, de l’azur et or des coureurs provençaux. Il y avait parfois de curieuses alliances : ne pouvant constituer une équipe complète, suisses et luxembourgeois s’associaient souvent ; de même, Hassenforder, un alsacien fantasque, portait secours aux bretons et normands sous la bannière de l’équipe de l’Ouest.
La ligne d’arrivée franchie, commençait alors l’étape de « mon Tour de France à moi » qui revêtait une forme différente selon le temps qu’il faisait dans mon Pays de Bray natal.
Les jours de pluie, j’ouvrais une grande boîte en bois d’où je sortais un peloton de cyclistes en plomb portant les mêmes maillots que les vrais champions. Alors, à travers la maison et les escaliers, se déroulait un long serpentin multicolore. Je notais sur un cahier de classe, l’ordre d’arrivée en regardant, les petits papiers portant le nom des coureurs, que j’avais collés sous les socles. A priori, cela était parfaitement anonyme mais j’avais vite fait de mettre aux avant-postes, toujours le même maillot tricolore qui s’emparait bientôt du maillot jaune … vous avez deviné, inutile de retourner le coureur, il se nommait Jacques Anquetil ! Près de cinquante ans plus tard, lors du déménagement de la maison familiale, j’ai retrouvé avec émotion, dans le grenier, cette boîte avec les petits cyclistes et leur nom en-dessous.
Par beau temps, j’enfourchais mon petit vélo vert qui avait appartenu à mon frère aîné, je devrais plus justement dire bicyclette si je m’en tiens aux critères énoncés par René Fallet dans un livre délicieux : « Ne dites pas j’ai un vélo si vous possédez une chose informe munie de pneus ballons, d’une sonnette et d’un porte-bagages. Le vélo de course, c’est une femme, la bicyclette un travelot en bottes d’égouttier ! ». Cyclistiquement parlant, je ne fus guère précoce et ne connus ma première femme qu’une trentaine d’années plus tard !!!
Pendant deux bonnes heures, je moulinais gaiement dans les deux cours de l’école que je sillonnais en tous sens. Pour les étapes de montagne, je sortais dans le quartier ( la circulation automobile était fort réduite) et j’escaladais à plusieurs reprises, une ruelle en forte pente au nom évocateur de rue du Bout de l’enfer ! C’était mon «Tourmalet».
A l’époque, on ne pouvait pas se procurer les tenues officielles des coureurs ; qu’à cela ne tienne, j’avais mis à contribution les talents de couturières dans mon voisinage, pour me tricoter les maillots les plus prestigieux dont je puisse rêver. Une tante m’avait confectionné la tenue bleu blanc rouge du champion de France et ma mère, celle arc-en-ciel de champion du monde. Quel palmarès à sept ans ! Cependant, le plus beau des cadeaux me vint d’une institutrice originaire de Grenoble, adjointe de ma maman. Chère Mademoiselle Millet, si vous êtes toujours de ce monde, sachez que je pense encore à votre magnifique maillot bouton d’or sur lequel vous aviez poussé la perfection à broder les initiales H.D, Henri Desgranges, le fondateur du Tour de France en 1903.
Bref, j’avais un vague air d’un vrai coureur que des piétons d’un certain âge, encourageaient avec des « vas-y Bobet » ou « vas-y Robic », les plus jeunes préférant un « vas-y Poupou » … à mon grand désespoir, il y avait rarement de « allez Anquetil » ! Heure du goûter oblige, pour faire comme les champions, je remplissais une musette ou mes poches poitrine (les maillots d’alors donnaient aux coureurs des airs de kangourou !) de tartelettes et de fruits, d’une cuisse de poulet quand cette volaille figurait au menu du déjeuner. Coureur « propre », je ne poussais pas le souci du détail à y cacher quelque fiole de produits illicites ! Je croisais sur le dos, une chambre à air de rechange comme les coureurs de l’époque qui n’avaient pas une assistance immédiate de leurs directeurs sportifs et mécaniciens, et perdaient parfois de nombreuses minutes à cause d’un dépannage tardif. C’était par pur mimétisme car, en cas de crevaison fréquente sur les chaussées d’alors, je rejoignais en marchant l’atelier de réparations de cycles de Monsieur Gautier, rue de l’Abbé Féret. Autant vous dire que « mon » étape s’achevait brutalement !
Dans « mon « Tour de France, je cumulais les rôles de coureur et de suiveur. En effet, tout en pédalant, je commentais les faits et gestes de « ma » course avec le même lyrisme que celui déclamé sur les ondes peu de temps auparavant. J’ai peut-être raté une vocation si j’en crois des voisins qui, très longtemps après , m’avouèrent qu’ils étaient sous le charme de mon dithyrambe.
Au retour à la maison, peu avant le repas du soir, c’était l’heure d’écouter en compagnie de mon père, l’émission spéciale consacrée à l’analyse de l’étape du jour par Georges Briquet, une prospective sur celle du lendemain qui me mettait déjà l’eau à la bouche, ainsi qu’une série d’interviews de coureurs sur leurs heurs et malheurs. C’était l’ère d’avant les techniques de communication où l’on se gaussait de l’élocution maladroite de coureurs « contents d’avoir gagné » ou « espérant faire mieux la prochaine fois » ! J’étais fier quand le professeur qui sommeillait en mon père, évaluait péremptoirement par un « il est intelligent, il s’exprime bien », les propos de … Jacques Anquetil, bien sûr !
En soirée, après le dîner, j’écoutais sur Europe 1, l’émission « Musicorama », sorte de troisième mi-temps du Tour, qui retransmettait en direct, le concert de variétés offert par la station, à chaque ville étape. C’était le temps de Marcel Amont, des Compagnons de la chanson, des Frères Jacques, de Dalida, de Gilbert Bécaud, de Fernand Raynaud, de Johnny aussi, déjà ! … puis je m’endormais, la tête plein de rêves, demain serait un autre (beau) jour du Tour !
Le matin était réservé à la lecture de la presse écrite, à commencer par le quotidien régional « Paris-Normandie » qui consacrait plusieurs pages à l’événement en privilégiant les performances des coureurs normands … vous imaginez comme j’étais gâté avec les exploits d’Anquetil ! Ensuite, je dévorais « L’Equipe », journal co-organisateur de l’épreuve. Après un regard attentif sur le classement général, je m’intéressais à l’article toujours avisé de Pierre Chany, le « journaliste aux 50 Tours de France » puis à la chronique d’Antoine Blondin dont je vous ai déjà entretenu dans d’autres billets. Invité à remplir le questionnaire de Proust, à la question « Quelle est votre occupation favorite ? », il répondit « Suivre le Tour de France » ! De lui, Chany justement , écrivit dans la préface d’un recueil de ses chroniques : « Il paraît que nul n’est irremplaçable dans ce monde. Le jour où Blondin cessera d’écrire à propos du Tour de France et du sport en général, on s’apercevra combien est fausse cette affirmation. »
Si j’ai un goût prononcé pour le mot précisément évocateur, la référence culturelle, le calembour littéraire, Blondin et ses billets n’y sont probablement pas étrangers.
« Le cycle des légendes bretonnes rapporte que les chevaliers de la Table ronde (la maison d’édition de Blondin s’appelle aussi La Table Ronde !), avant de partir en expédition, se rassemblaient au plus profond de la forêt de Brocéliande pour s’imposer des épreuves préalables … Hier, aux portes de Rouen, on a surtout parlé braquets dans la cuvette forestière criblée de soleil (vous voyez qu’il fait beau en Normandie ! n.d.l.r) où serpente le circuit des Essarts et, si une épreuve fut effectivement imposée aux champions qui allaient s’élancer vers Caen, elle avait surtout pour objet d’affermir des postérieurs échauffés par trois jours de présence en selle, et que nos paladins eussent volontiers trempés dans la première fontaine…
Au moment où le paganisme du paysage allait s’imposer définitivement, on annonça que la messe allait être dite au revers des tribunes. La ville aux cent clochers trouvait une chapelle inattendue… Car, cette année, nous avons un prêtre dans la caravane. En fait, l’abbé Joubert, qui grimpe dans les Jeeps des directeurs sportifs, exerce les fonctions de commissaire et, s’il met la main aux burettes, c’est pour les tendre aux mécanos qu’il est chargé de surveiller. Il change d’équipage tous les jours, comme ces prêtres-ouvriers qu’un évêché soupçonneux déplace d’une paroisse à l’autre. La raison en est peut-être qu’on craint qu’ils n’accomplissent de retentissantes conversions parmi ces ouailles rugueuses qui ont plus souvent sur la poitrine, un sifflet qu’une médaille pieuse, mais plus vraisemblablement, est-ce le règlement qui l’exige. Il dit sa propre messe le matin avant le départ. Ensuite, avec sa bonne tête de moine-soldat au nez cassé, il redevient l’évêque Turpin de la chanson de Roland, le frère Jean des Entommeures de nos hordes.
Que la chevalerie entretienne une connivence avec la bicyclette, nous en avons eu la confirmation … Les Essarts se sont soudain identifiés à la forêt de Brocéliande que nous espérions, et nous avons vu jaillir de l’escadron Amadis de Gaul, Bauvin de Lorraine, Ockers de Flandres, Antonin Rollon, sans compter toute l’équipe de l’ouest, dont la présence et la victoire, nous assurent que si le cycle de la Légende bretonne s’estompe, la légende du Cycle breton se porte bien. Hassenforder, n’était peut-être pas le roi Arthur, mais c’était sûrement Gengis-Caen. »
Epique évocation d’une étape partie de l’ancien circuit automobile de Rouen-Les Essarts à laquelle j’étais présent. Car, parfois, suprême bonheur, je voyais le Tour « en chair et en os ». Il traversait notre région, toujours en début d’épreuve, ainsi en avait décidé la géographie cycliste qui imposait qu’on parcourût les plaines septentrionales avant de gagner les montagnes. De temps en temps, avec l’accord des autorités locales de l’Education nationale, nous faisions l’école buissonnière pour voir passer le Tour lorsqu’il avait la drôle d’idée de commencer avant la fin des cours. Nous attendions plusieurs heures à ramasser les objets de « réclames » lancés par la caravane publicitaire, pour admirer pendant vingt secondes un peloton multicolore. Chacun ensuite, énonçait la liste des coureurs qu’il avait reconnus, dans la mienne, figurait toujours … Anquetil !
Un 14 juillet, mon père m’emmena dans la vallée de Chevreuse. « Le peuple attend que Poulidor, que l’on a très longtemps fait passer pour un sans-culot, prenne la Bastille. La vox populidor ne s’en cache guère et son exaltation n’est pas pour nous déplaire à condition qu’elle ne s’entache pas de goujaterie à l’endroit de l’extraordinaire aristocrate de la bicyclette qu’est Jacques Anquetil ». Vous avez deviné, c’est encore du Blondin, la veille de la « lutte finale » dans une inoubliable course contre la montre. Ce jour-là, je vis tous les coureurs un à un jusqu’au dernier dans son beau maillot or, symbole de la première place, inutile de le nommer puisque son éternel rival connut « la gloire sans maillot jaune ».
A mon âge adulte, la vie me guérit de mes frustrations d’enfant natif d’une région plate au sens « cycliste » du terme, en me faisant croiser une charmante pyrénéenne. Ainsi, je pus humer enfin le parfum inégalable des passages au sommet des cols.
Après avoir loué la verve journalière d’Antoine Blondin, il me faut également évoquer la lecture bihebdomadaire de « Miroir Sprint » et « But & Club » de couleur bistre le mardi et verte le vendredi. J’y retrouvais en images, le compte-rendu de la grande saga pédalante avec ses exploits, ses drames, ses paysages aussi. Comme il y avait des artistes de la plume, il existait de talentueux photographes auteurs de sublimes clichés des coureurs à travers la « douce France ». Il y avait les incontournables, le passage du peloton sur le pont de Dinan, les casquettes surgissant des blés de Beauce, le champion dans le décor lunaire de l’Izoard ; il y en avait de cocasses, le peloton à l’arrêt, prenant un bain de pied dans la Méditerranée, des coureurs chassant la canette à l’intérieur des cafés les jours de canicule, le peloton s’étirant entre deux rangées de vieilles bretonnes avec leurs coiffes folkloriques.
Afin d’étancher ma soif inextinguible de culture « tourdefrancesque », je me glissais aussi dans l’immense grenier attenant à ma chambre. De cartons, je sortais avec délicatesse, de véritables reliques, les numéros spéciaux sur les Tours de France d’antan. Coppi, Bartali, Kubler, Vietto devenaient des héros familiers en lisant les romans du Tour, « Bouton d’or », « L ‘enfant qui a grandi », « De souffrance … et d’or », les savoureuses histoires racontées à Nounouchette par Abel Michea ainsi que les petits chefs d’œuvre des « Compagnons du Tour » de Maurice Vidal telles les aventures contées par George Sand à propos de ceux qui, pour avoir le droit d’appartenir à une corporation, devaient accomplir d’abord leur Tour de France. Ainsi, les vieilles dames de l’Izoard :
« J’ai refait avec la même ferveur que chaque année, la longue route qui serpente le long du joli Guil, toujours aussi vif, toujours aussi vert, toujours aussi poissonneux (priez pour nous pauvres pêcheurs !). Nous attendions les coureurs à Guillestre au pied du col fameux et nous étions bien au dernier virage du pays, sous un balcon fleuri où de vieilles dames tricotantes discutaient gravement du Tour de France et de ses habitudes.Pour vous, le Tour de France est une chose monumentale, un peu mystérieuse, qui se déroule au loin, et dans le meilleur des cas est passé ou passera une fois par votre pays, à condition qu’il ne soit pas trop au centre, pas trop sur les bords, qu’il soit sur la route d’une grande ville étape, et que vos commerçants se cotisent pour offrir une prime. Pour les gens de la montagne, il en est autrement. C’est le Tour de France qui va chercher la montagne. Les montagnards n’entretiennent pas de relations avec les organisateurs. Ils attendent sur place, certains que, comme chaque année, le Tour passera chez eux, à peu près à la même époque, exactement comme le représentant de machines à coudre ou le Grand Cirque des frères Amar. Donc les villageoises que j’écoutais babiller, tandis que la radio m’annonçait que huit échappés franchissaient le pont sur la Durance, parlaient du Tour. Le passage de la course, chaque année, en route vers l’Izoard, est tellement une habitude que j’ai pu entendre l’une d’elles faire cette remarque : »ils ne passent jamais avant onze heures, onze heures et demi… ». Il y avait tant d’assurance dans cette affirmation qui a vite fait de ramener les stratégies cyclistes à la hauteur d’une habitude campagnarde paresseuse. C’était si joli que les premiers passèrent effectivement à l’heure dite devant le sourire et l’air blasé de la charmante vieille dame. »
Je suis devenu, au quizz, un spécialiste incollable sur le palmarès du Tour ; 1922 : Firmin Lambot, 1928 : Nicolas Frantz, 1935 : Romain Maës, 1936, attention au piège : Sylvère Maës, 1956 : Roger Walkowiak ! Sachez que je conserve toujours jalousement ces trésors en attendant qu’ils fassent un jour le bonheur de quelque amateur de vide-greniers.
Le Tour bien qu’achevé depuis quelques semaines, continuait à être très présent dans mes pensées lorsqu’en août, nous partions, en famille, en voyage à travers la France. Mes yeux s’écarquillaient dans les cols. La chaussée était recouverte d’inscriptions peintes à la gloire des héros de juillet, journaux et prospectus publicitaires dispersés par le vent, polluaient encore les sommets. Mon imaginaire d’enfant replaçait les coureurs dans le paysage … c’est dans ce virage que Bahamontès a démarré ! On s’arrêtait quelques minutes devant le monument dédié à Henri Desgranges au sommet du Galibier, ou à Sainte-Marie de Campan devant la forge où Eugène Christophe répara sa fourche brisée dans le Tourmalet.
En 1997, il y avait quarante ans que « Maître Jacques » Anquetil avait remporté son premier Tour de France ; depuis dix ans, il reposait au cimetière de Quincampoix ; mon père avait quitté ce monde voilà trois ans. Cette année-là, le Tour vint à moi, chez moi, presque pour moi ! La première étape s’achevait dans ma ville natale et la maison familiale située dans le dernier kilomètre, constituait un poste d’observation incomparable. Dans la nuit précédente, ce fut un défilé incessant de camions. Au lever, nous découvrîmes notre rue parée de barrières, portique gonflable symbolisant la flamme rouge, panneaux annonçant la distance à parcourir, camions sophistiqués transformés en podium d’arrivée et cabines de téléreporters, des kilomètres de câbles.
Je suivis sur le téléviseur du salon, les coureurs sinuant sur les petites routes brayonnes que j’avais tant sillonnées dans ma jeunesse, avant de les voir à la fenêtre, dévaler l’avenue des Sources, dans un sprint effrayant. Peu après, je rôdai aux abords de la ligne d’arrivée. Pas de tour d’honneur du vainqueur sur son vélo avec son bouquet de glaïeuls ; les lauréats du jour étaient présentés à un parterre de notables et VIP sur un podium bariolé de logos publicitaires.Pas un coureur « content d’avoir gagné », tous s’étaient réfugiés dans des cars pullman laboratoires aux vitres fumées !
On avait cassé mon jouet. J’en retrouvais quelques morceaux, un peu plus loin. « Poupou » , un papy, revêtu d’une chemisette… jaune, offrait des tasses de café Grand-mère ! Tout près, des rires m’interpellèrent. Une bande de joyeux garnements presque septuagénaires racontaient leurs blagues d’anciens combattants cyclistes à une dame aux cheveux argentés. Je les regardais les yeux embués d’une profonde nostalgie : je reconnus Bauvin de Lorraine, Darrigade le « lévrier landais », Privat « René la châtaigne » ; il y avait même Bergaud, la « puce du Cantal », tous anciens équipiers serviteurs de « Maître Jacques ». La « dame blanche » était la veuve de Jacques Anquetil. Bientôt, se joignit au groupe, un petit monsieur ventripotent, chauve et barbu, je ne sais pas s’il aurait pu escalader « la rue du Bout de l’Enfer », mon Tourmalet ! C’était Charly Gaul, « l’Ange de la montagne » !!!