Le stade de Colombes
Ce jour-là, de retour d’un déjeuner avec un ami, je navigue dans la banlieue nord-ouest de Paris, pour rejoindre l’A86, lorsque surgit un long hangar dans l’échancrure ménagée entre les tours d’une cité. Pas de doute, un immense logo rouge sur le côté d’une tribune me le confirme, c’est le stade de Colombes, l’unique stade olympique de France pour quelques décennies encore, puisque Londres a été préféré à Paris pour l’organisation des Jeux Olympiques de 2012.
Je m’arrête devant une entrée ouverte. Je replonge subitement dans ma jeunesse. À droite, un pavillon en meulière dont on rénove la toiture, à gauche un parking goudronné … Je me souviens de ce terrain alors en mâchefer où mon père garait sa Peugeot 203, où descendaient d’un car, le minuscule Gachassin, les immenses Dauga et Spanghero, prêts à affronter les diables All Blacks. C’était un temps sans casquettes, sans capuches ni oreillettes où les regards de nos idoles croisaient encore le nôtre. Jo Maso et sa « gueule d’ange » me signa le programme du match.
Devant le secrétariat du stade, un homme très affable, sensiblement de mon âge, m’accueille. Naît de suite une étonnante conversation d’anciens combattants des tribunes :
-J’ai eu envie de revivre quelques souvenirs d’il y a cinquante ans. Mon père me portait sur ses épaules, le match France-Hongrie avec Puskas, Kocsis …
- La France qui égalise deux partout et …
-Deux secondes trop tard, l’arbitre avait sifflé la fin de la rencontre
-J’y étais ! … et ce France-Belgique, 6 à 3 pour la France et …
- Cisowski qui marque cinq buts !
Nous y étions aussi ! Nos yeux s’illuminent … j’ai gagné un précieux sésame :
-Passez par là si vous désirez faire des photos !
Je m’engage dans un vomitoire, un de ces passages situés, à l’origine, sous les gradins des théâtres romains, pour faciliter la sortie des spectateurs. Il est baptisé « piste Joseph Maigrot » en hommage à un valeureux entraîneur d’athlétisme et des courses de sprint. Je sors mon « Blondin de chevet », vous commencez à connaître :
« Les quatre hommes vont se diriger vers la chambre d’appel, Bambuck est le dernier à l’échafaud. Maigrot a encore quelques pas de recul, plus éminence grise que jamais, véritable père Joseph. À soixante-six ans hors cadre, il ne peut se résoudre à quitter son œuvre et on tolèrerait mal qu’il ne continue pas à l’accompagner. Ce retraité, qui ressemble davantage à un cacique qu’à un pontife, n’est désormais payé de ses peines que par les médailles, cette monnaie des papes. À un âge où sa famille pourrait le revendiquer, il endosse le survêtement de l’équipe de France comme un costume de bal et son épouse, qui est poète, le comprend. Elle comprend les heures interminables à corriger un geste, à redresser un tort. Elle comprend ce mari dont le pouls se met à battre à 120 pour affaire d’un dixième de seconde. Elle comprend qu’il porte à l’occasion les sacs de ces jeunes gens et de ces jeunes filles dont il est en même temps l’éleveur et l’entraîneur. »
Voilà, je débouche en pleine lumière et frappe à la porte de la fameuse chambre d’appel, aujourd’hui en tartan, autrefois en cendrée, où les coureurs de 100 mètres et de 110 mètres haies creusaient avec une cuillère des starting-blocks de fortune.
Devant moi, quelques éléments un peu mités d’un stade mythique. Flash-back sur ce centenaire ! C’est en effet en 1907 que le journal parisien Le Matin achète l’hippodrome appartenant à la Société des Courses de Colombes pour le transformer en un stade pouvant accueillir des compétitions de football, de rugby et d’athlétisme. L’enceinte devient le « Stade du Matin ». Le Racing Club de France loue les installations à partir de 1920 et joue un rôle prépondérant dans le choix controversé du site de Colombes pour y construire le stade où se dérouleront les Jeux Olympiques d’été de 1924. Parmi les autres projets, il faut souligner celui porté par le maire de Lyon Edouard Herriot qui justifie le style grec de l’architecture du stade de Gerland dont certains détails demeurent dans l’enceinte actuelle.
C’est Louis Faure-Dujarric, capitaine de l’équipe de rugby du Racing et également architecte, qui est choisi pour signer les travaux. La construction achevée en 1923, utilisant des matériaux modernes à l’époque (béton armé et armatures métalliques) répond à la volonté de réduire les coûts tout en offrant une excellente visibilité aux spectateurs et satisfaisant aux normes de sécurité … on en sourit aujourd’hui ! Sans atteindre la capacité « étalon » de cent mille places des grands stades à travers le monde, Colombes offre vingt mille places assises dans des tribunes couvertes et quarante-quatre mille debout dans les virages. De plus, il est équipé des moyens de transmission modernes (de l’époque, toujours), téléphone, télégraphe et le haut-parleur qui « constitua une des révolutions techniques, permettant au public d’entendre avec une audition parfaite, le Président de la République Gaston Doumergue déclarant l’ouverture des Jeux de la VIIIe olympiade de l’ère moderne ainsi que Géo André prêtant le serment olympique au nom de tous les athlètes ». Notons que le cérémonial de la flamme olympique qui fait tant couler d’encre actuellement, n’existe pas et n’apparaît qu’en 1928, aux Jeux d’Amsterdam.
Cet après-midi, il faut effectuer un sacré effort d’imagination pour retrouver, tel que le décrit l’écrivain Marcel Berger, « le stade de Colombes, tout neuf, bleu et or, avec ses allures extérieures de palais arabe puis, quand on prenait place, sous ses ailes d’avion géant emportant le monde vers les templa serena du décamètre et du chrono … »
De ce temps-là, de la période de ma jeunesse plus tard, il ne reste que la tribune d’honneur ayant fait une cure de jouvence avec la pose de sièges à dossiers aux couleurs pimpantes ciel et blanc du club actuel résidant, et quelques vestiges de tribunes populaires interdites d’accès.
L’autre tribune principale, en face des travées présidentielles, nommée « tribune marathon » fut rasée, il y a une dizaine d’années. Elle s’appelait peut-être ainsi du fait que s’y intégrait la porte dite de Marathon par laquelle débouchaient les athlètes lors du défilé d’ouverture des Jeux.
Le stade fut rebaptisé en 1928 en hommage à Yves du Manoir, quelques mois après l’accident d’avion fatal à ce polytechnicien, joueur de rugby du Racing Club de France et demi d’ouverture du XV de France à vingt ans. Il donna également son nom au challenge Yves du Manoir, une prestigieuse compétition de rugby fondée sur la simple beauté du jeu. Dans les années 1960, le Stade Montois emmené par les frères Boniface, remporta plusieurs fois ce trophée très convoité.
Sur le bord de la piste, me reviennent en mémoire des souvenirs en couleurs d’un temps en noir et blanc … comme l’unique chaîne de télévision de l’époque. Nichée dans les poutrelles métalliques du toit de la tribune, subsiste encore la cabine où s’installaient les deux caméras destinées aux retransmissions … on était loin de l’armada de matériel de Canal + . C’est en 1952 que fut télévisée la première rencontre dans son intégralité, à l’occasion de la finale de la Coupe de France de football entre Nice et Bordeaux.
Je me souviens quelques années plus tard d’un tour d’honneur sur la cendrée de l’équipe de Sedan victorieuse avec Zacharie Noah, le père de Yannick, et … Dudule, un sanglier des Ardennes, mascotte du club.
Dans les années 1950-60, les compétitions officielles de football étaient quasi-inexistantes en dehors des Coupes du Monde. La France disputait à Colombes trois ou quatre matches amicaux par saison qui jouissaient d’un grand prestige. Les rencontres se déroulaient le dimanche après-midi à quinze heures, en plus du traditionnel France-Belgique du 11 novembre. Comme c’était la coutume en ce temps-là, on « s’habillait en dimanche » ; les quelques femmes qui fréquentaient alors les arènes sportives, maugréaient contre les arêtes des bancs de béton qui émaillaient leurs bas !
Se procurer un billet n’était pas chose aisée. Dans le meilleur des cas, mon père obtenait des places en tribune. C’était toujours un petit coup de cœur, en haut des escaliers d’accès, de découvrir la belle pelouse verte investie par une fanfare militaire aux marches entraînantes. Parfois, une légère déception nous gagnait … Des grilles ou des piliers de fer nous masquaient quelques endroits stratégiques du terrain. D’autres fois, nous devions nous satisfaire de billets non numérotés dans les « populaires » des virages. Il fallait donc arriver très tôt pour accéder aux gradins supérieurs qui offraient une meilleure visibilité.
Je m’attarde avec un brin d’émotion devant les deux quarts de virages qui demeurent encore aujourd’hui, délabrés, mangés par les mauvaises herbes, interdits à l’accès. Je repère, à quelques mètres près, l’endroit d’où je suivis tant bien que mal, un certain France-U.R.S.S. J’ai du mal à concevoir que ce jour-là, 62 145 spectateurs s’entassèrent dans le stade … le drame de Furiani ne surviendrait que quelques décennies plus tard !
Cependant, l’ambiance était festive, gouailleuse. Nul besoin de séparer les supporters … il faut dire qu’en la circonstance, on ne risquait guère de voir des sympathisants soviétiques franchir le rideau de fer ! Nulle fouille … les canettes de bière étaient permises et constituaient même un moyen de fortune à quelques astucieux juchés dessus pour pallier au manque de dénivelé des gradins et améliorer leur point de vue…
Je devais tout de même y voir, je me souviens encore, ô sacrilège, des Français jouant avec des bas cerclés rouge et blanc pour les distinguer de leurs adversaires, télévision en noir et blanc oblige.
La puissance financière des équipementiers ne polluait pas les maillots, de bandes et logos en tout genre. C’était le temps des maillots vierges de toute publicité, le col en pointe avec des boutons, qu’on ne pouvait pas acheter en supermarchés, et que gardait comme une relique, chaque joueur sélectionné.
Je traverse la piste d’athlétisme et me retrouve devant la rivière tarie que franchissaient les concurrents du 3.000 mètres steeple.
Je me dirige vers l’ancienne sortie du long tunnel qui, sous la pelouse, menait des vestiaires. La main courante qui la borde, n’existait pas antan. Dans ses mémoires, André Boniface évoque son premier match du tournoi des cinq nations en 1954 :
La descente sous le tunnel qui conduit au terrain, m’angoissa un peu, c’était très mal éclairé, l’eau suintait sur les murs, le sol était inégal. J’avais la hantise de glisser et de me blesser. Après avoir gravi sept ou huit marches, on arrive à ciel ouvert derrière les poteaux et on est cerné par cinquante mille personnes. C’est une impression forte qui sublime. »
Enfant, j’étais fasciné par l’arrivée des joueurs, véritables taupes qui surgissaient de terre ou dieux du stade apparaissant en pleine lumière. Par mimétisme, dans le collège que dirigeait ma maman, j’avais fait la sortie de mes vestiaires, d’un escalier qui montait vers la cour, théâtre de mes dribbles et shoots.
L’eau y suinte à un point tel que le long souterrain est inondé et condamné par une grille.
Je me place derrière les poteaux de rugby, dans l’en-but qui resta inviolé en 1960 (0-0, score rarissime en rugby !) lors d’un match héroïque contre les Springboks d’Afrique du Sud. Je pense encore à André Boniface évoquant « ce stade non fermé, aux virages bas, ouvert vers le ciel, vers l’infini, où l’on s’en va inscrire des essais de mille mètres ( !) » … vers les coteaux de Sannois et d’Argenteuil qu’on distingue vers l’Ouest.
Ce stade appartient à la légende du sport et une mine d’événements s’y attachent.
En 1924, lors de l’olympiade, c’est l’exploit du coureur de fond finlandais Paavo Nurmi qui rafle cinq médailles d’or. On le surnommait « l’homme à la montre » car, à la fin de chaque tour de piste, il levait sa montre jusqu’aux yeux pour contrôler ses temps de passage et régler son allure.
En 1938, c’est la Coupe du Monde de football. Cinquante ans avant celle remportée par les « Bleus » non loin de là à Saint-Denis, c’est le trophée brandi par le capitaine italien Meazza avec le salut fasciste mussolinien qui déclenche des jets de pommes de terre et de boulets de charbon dans les tribunes populaires.
Ce sont les finales de la Coupe de France de football, et les rencontres de rugby du « tournoi des 5 nations » jusqu’en 1972 et la réouverture du nouveau Parc des Princes.
C’est en 1969, un match d’appui de Coupe d’Europe des clubs entre l’Ajax d’Amsterdam et Benfica de Lisbonne devant 63 638 spectateurs payants, record absolu d’affluence toutes compétitions confondues.
Ce sont de nombreux records d’athlétisme et le dernier saut en hauteur de Valeri Brumel.
C’est en 1972, un championnat du monde de boxe entre Jean-Claude Bouttier et Carlos Monzon.
C’est dans d’autres domaines, un concert de Bob Dylan en juin 1981, plusieurs rassemblements pour les messes en plein air des Témoins de Jéovah et … à la veille de la seconde guerre mondiale, l’utilisation du stade comme camp d’internement d’opposants allemands et autrichiens, juifs pour la plupart, qui seront livrés aux nazis par la police de Vichy.
Je ressors de la pelouse et arpente quelques instants les coursives sous les tribunes. Je repère sur la porte d’un modeste local, l’inscription à la craie « Ecole de Perche, Mr Perrin ». Celui qui révéla quelques uns des meilleurs sauteurs à la perche mondiaux, continue à entraîner dans l’ombre, de nombreux jeunes.
Presque en face, discret derrière un petit mur de béton, se cache le terrain annexe Lucien Choine, la pelouse est impeccable, la tribune désuète est touchante par sa vétusté. Il n’était pas rare de croiser les joueurs, dans leur beau survêtement, se faufilant dans la foule pour aller s’y échauffer avant la rencontre. En effet, le terrain d’honneur était, à l’époque, occupé par un match de lever de rideau entre équipes de jeunes puis la représentation de la musique militaire qui interprèterait bientôt les hymnes.
C’est là également que se déroulait le matin de la finale de la Coupe de France, le concours du jeune footballeur dont les lauréats étaient présentés au public l’après-midi ; parmi ceux-ci, Jean-Michel Larqué en 1964, Raymond Kopa ne finissant que second en 1949 derrière un certain … Jean Saupin !!!
La visite parvient à son terme. Durant une heure, j’ai retrouvé des rêves d’enfance comme en connaissent aujourd’hui, malheureusement contre monnaie sonnante et trébuchante, les visiteurs du Stade de France et de la place de Zidane dans le vestiaire le jour de la finale victorieuse de 1998.
Quel avenir sera réservé à Colombes ? L’ensemble du site de 24 hectares a été racheté par le Conseil Général des Hauts-de-Seine au Racing Club de France. Dans des conflits d’intérêts, plusieurs projets s’opposent.
En ce moment, les rugbymen du « Racing-Métro 92 » y évoluent en route peut-être pour une remontée dans l’élite du « Top 14 ».
« Quoiqu’il arrive, nous voulons garder l’histoire du stade » déclare le nouveau maire de Colombes … Puisse-t-il avoir raison !
« Magiques comme les phonolithes, les stades restituent sans cesse tout ce que les champions et leurs supporteurs leur ont donné … Les bruits, les parfums, les couleurs des maillots reviennent en mémoire. »
