Le Millas d’Ariège
Lorsqu’on choisit de partager sa vie pour le meilleur et le pire, avec la fille d’agriculteurs ariégeois, le meilleur frise l’excellence dans le domaine culinaire.
C’est ainsi que, pour emprunter à la langue « rappeuse », mes papilles adorent « danser le millas », ce savoureux dessert fait à la ferme familiale.
J’ai, peut-être, trouvé là tardivement ma madeleine, à l’instar de Marcel Proust qui écrit dans « Du côté de chez Swann » : « à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel ».
J’aime ces recettes de cuisine paysanne qui exhalent le parfum de l’authenticité et qui racontent souvent une géographie économique et sociale à l’échelle d’une région, d’un village voire même d’une ferme. En effet, sans doute moins aujourd’hui, elles sont « faites entièrement maison » à partir des produits de la ferme. Rien ne se perd et tout, à un moment ou un autre, est utilisé pour nourrir humains et bétail.
Dans son remarquable ouvrage « La vie humaine dans les Pyrénées Ariégeoises », Michel Chevalier, professeur à la Sorbonne, écrit qu’à la fin des années 1940, on a tendance à se cacher pour faire le « milhà » car cela « fait pauvre » !
Les temps ont changé et l’on assiste, heureusement, sur les tables bourgeoises et dans les restaurants, à la réhabilitation de ces « plats de pauvres » à la richesse insoupçonnée. Un certain « parisianisme » leur attribue parfois le nom de « plats canailles ».
Jadis substitut du pain, le millas est devenu un dessert qui réjouit les palais d’une assemblée festive ou les vaillants travailleurs de la ferme pendant quelques jours, souvent pour marquer la fin du gavage des canards et oies (en novembre ou décembre) et la cérémonie du cochon (en janvier ou février).
En voici les ingrédients :
- 3 kg de farine de maïs
- 1 kg de farine de blé
- 3 kg de sucre en poudre
- 500 gr de beurre
- 10 litres de lait
- 6 litres d’eau
- 1 litre de rhum
- 1 gros flacon de vanille
- du sel
Il s’agit des proportions pour le grand chaudron en cuivre de la ferme familiale.
Vous les adapterez à votre table sachant que vouloir suivre scrupuleusement les quantités prescrites dans une recette mène souvent à quelque surprise ou déception.
J’apporte mon grain de … maïs en vous recommandant absolument la farine de maïs jaune. Je conserve un souvenir amer, au vrai sens du terme, d’un millas à base de maïs blanc, acheté, un jour de pénurie, au pourtant très pittoresque marché de Samatan dans le Gers.
Il y a encore quelques années, le maïs et le blé de la ferme étaient apportés au moulin de Cazavet, un village voisin, pour y moudre une farine très fine propre à la confection du millas. De même, le lait cru provenait de quelques vaches gasconnes traites dans l’étable attenante au corps d’habitation.
Du temps où plusieurs générations vivaient sous le même toit, la cuisson s’effectuait sur le feu de bois crépitant dans la grande cheminée, élément fréquent des cuisines ariégeoises.
On commence par mettre dans le chaudron, le lait et le gros sel, et porter à ébullition en ajoutant progressivement l’eau pour « rendre le lait plus sage ».
Dès que le lait bout, on délaye la farine de maïs en la versant, poignée par poignée, en pluie. Des bras vigoureux sont nécessaires car Il s’agit de remuer énergiquement pour éviter la formation de grumeaux.
On s’aide, à cet effet, de la « todelha », la toudeille, un long bâton avec des ergots qui a été fabriqué avec une cime de buis dont les branches terminales, 5 en général, ont été coupées à une dizaine de centimètres. On s’en procure facilement, aujourd’hui, chez les quincailliers du Couserans. A Saint-Girons, la maison Savignac est une mine d’or pour les touristes à la recherche de ce type d’objets du terroir tels aussi, les « cassoles » pour les haricots et les parapluies de bergers.
Au bout d’une bonne demi-heure, il est temps d’ajouter, toujours en pluie, la farine de blé, en continuant toujours de remuer pour éviter que la pâte « se prenne » au fond du chaudron.
Compte tenu de la grandeur du chaudron, la cuisson voisine les deux heures. A une demi heure de la fin, on ajoute les morceaux de beurre, le sucre, la vanille ainsi que le rhum. L’eau de vie de prunes de la ferme fait aussi l‘affaire.
Le millas est cuit quand la toudeille tient droite dans la préparation.
Survient alors la seconde étape très spectaculaire de la recette qui réclame, cette fois-ci, le fameux choc thermique tant redouté dans la cuisson de l’œuf à la coque (voir billet du 6 mars 2008).
Auparavant, dans la cour de la ferme, on installe une longue planche sur deux tréteaux qu’on recouvre d’un drap tamisé de farine de maïs. On déverse alors le millas brûlant qui se solidifie au contact de l’air froid (c’est l’hiver, rappelez-vous !) en une couche d’un centimètre et demi, puis on laisse refroidir.
Quand vient le temps de la dégustation, vous en découpez quelques rectangles, c’est ainsi qu’il vous est vendu sur les marchés, que vous faites dorer à la poêle. Vous saupoudrez de sucre et … hum !, accompagné d’un verre de jurançon moelleux ou de Pacherenc de Vic Bilh, c’est « le petit Jésus en culotte de velours » !
Certains parfument le chaudron d’eau de fleur d’oranger, d’autres, une fois le millas frit, le dégustent avec du miel ou des confitures, ou le flambent. Il existe autant de recettes que de fermières, ce qui est prétexte à maintes joutes oratoires lors de repas de mamies.
Des esprits chagrins craindront peut-être les poussées de cholestérol envisageables avec cette recette. Je leur opposerai, en guise de clin d’œil, un des dialogues truculents entre Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort, tiré de « Calmos », le film trop méconnu de Bertrand Blier : « Quand les produits sont naturels, il n’y a pas de contre-indication » !
Et puis … « danser le millas », s’il ne faut pas en abuser, il ne faut surtout pas s’en priver trois ou quatre fois par an.