Ma grand-mère, Mémé Léontine (2)
Ma grand-mère est née Léontine, Zulma, Virginie Noblesse, le 20 janvier 1888, à Villers-Campsart (Somme), dans la maison qu’elle habita toute sa vie. Son père Eugène, Désiré Noblesse, est né en 1843 et sa mère Ulyssia, Zulma Duminil, en 1857. Elle n’a connu aucun de ses grands-parents, cultivateurs, eux-mêmes de Villers-Campsart et de Campsart, le hameau voisin. Malgré son patronyme « Noblesse », elle est d’origine complètement roturière. Son nom, sans doute un surnom, a pu naître de l’appartenance au personnel domestique d’un château. Il a pu avoir un sens ironique péjoratif ou encore, découlé de qualités morales.
Son père est un paysan se contentant de cinq à six hectares dont une partie en location, et d’un seul cheval reçu en contrat de mariage. En ce temps-là, la moisson de blé, orge, avoine, et la fenaison de trèfle, luzerne, sainfoin, se font à la faux qu’on appelle un dard. Tout se lie avec du seigle (le glui). La faucheuse à foin ou dareuse, et la moissonneuse-lieuse n’apparaissent en Picardie qu’au début du 20ème siècle. Beaucoup de paysans n’ont pas encore de chevaux. Ils se font aider par ceux qui en possèdent, qu’ils rémunèrent en journées de travail. Une majeure partie du battage s’effectue au fléau, en hiver, dans l’aire de la grange en terre battue ou en plancher. Les granges dont un certain nombre subsiste encore, se situent le long des rues pour faciliter le déchargement des chariots. La plupart sont construites en torchis, mélange de terre argileuse, paille et cailloutis, souvent perforé de trous de rats. Les plus grosses fermes ne comptent que cinq à six vaches laitières mais la plupart engraissent deux ou trois cochons dont un ira au saloir dans la buanderie ou la cave. Quelques exploitations élèvent une truie qui fait deux ou trois portées par an. Par contre, on ne recense qu’un verrat pour trois ou quatre communes, de même pour le taureau. Les plus grosses « cultures » possèdent aussi une ou deux juments reproductrices. L’étalonnier passe une fois l’an, généralement en mai, pour les saillies, avec un magnifique boulonnais, très mutin et tout enrubanné.
C’est l’époque où l’on ne parle pas encore de décalitres et hectolitres mais de boisseaux, pas de kilogrammes mais de livres, pas de francs et encore moins d’euros mais de sous, de pistoles (10 F) et de louis (20 F or). Le papier monnaie est encore rare et on ne paye ses fournisseurs et les artisans (le forgeron, le bourrelier) qu’une fois l’an.
Grand-mère est orpheline de sa maman à moins de trois ans. Son père la met, à cinq ans, en pension chez les sœurs, une école privée dans le parc du château de Brocourt situé à trois kilomètres de son domicile. De ce séjour qui dure sept ans, elle gardera des souvenirs radieux. Certaines de ses camarades sont des fillettes de la bourgeoisie picarde. Elle assiste quotidiennement à la vie de la famille noble propriétaire du château ainsi qu’aux fêtes qui s’y déroulent. Elle connaît les grandes familles nobles de la région et restera marquée par leurs noms, leurs occupations, l’équitation, la chasse. Elle y acquiert aussi la croyance et les pratiques religieuses. Son père vient la voir ou la chercher le dimanche. Ils empruntent des centaines de fois, le chemin et la côte de Saint-Jean qui domine la vallée du Liger. Durant une majeure partie de sa vie, elle fréquentera ce parcours, à pied, en carriole ou à bicyclette pour se rendre notamment, à Liomer, à la gare du « tortillard », chemin de fer économique départemental d’Aumale à Amiens.
Adolescente, ma grand-mère quitte l’école de Brocourt, à 12 ans, âge légal de la fin de scolarité obligatoire, armée d’une bonne instruction primaire. Elle aimera écrire, entretenir une correspondance rédigée dans un français très correct et sans fautes d’orthographe dont je fus le destinataire quand je vécus à l’étranger. Fille unique, elle est gâtée par son papa qui restera veuf.
En 1907, elle se rend pour la première fois à Paris, en voyage de noces. Son époux, Emile Coffin, fils de Pharamond Coffin et de Clémence Damonneville, est né en 1881, à Dromesnil, à deux kilomètres de Villers. C’est un maçon également expert en menuiserie, charpente et toiture et … un apiculteur émérite. Il fait maintes transformations dans la demeure de sa jeune épouse qui perd son père en 1912. Progressivement, il se convertit au métier de cultivateur.
De leur union, naissent deux fils, Marcel né le 12 février 1909 et Michel mon père dont je vous ai narré la vie par ailleurs, et notamment, la période de la guerre 14-18. Grand-mère ramasse la javelle à la faucille tandis que son mari fauche le blé dans un champ à proximité de la ferme, lorsque, le 2 août 1914 à 11 heures, les cloches de l’église sonnent le tocsin. C’est la mobilisation générale et tous les paysans abandonnent immédiatement les travaux des champs pour rejoindre leur centre mobilisateur. Débute alors une ère difficile, tragique même. Les bonnes volontés se mobilisent pour achever la moisson. Bientôt, arrivent dans le village, des troupes de l’Empire britannique, en particulier des Hindous portant le turban et des lanciers du Bengale, puis affluent des réfugiés venant de l’est du département transformé en champ de bataille. Les maisons même partiellement en ruines et les pièces inoccupées dans le village sont réquisitionnées. Une seconde classe est ouverte à l’école et ce sont deux institutrices réfugiées qui en assurent le fonctionnement. Le front picard, côté allié, menace de s’effondrer et la population se rassemble, le soir, devant la maison de grand-mère, la première à l’est du village, pour observer le feu d’artifice des obus fusants à une quarantaine de kilomètres de là.
Apparaissent les cartes de rationnement, les produits de substitution comme la saccharine, les graisses végétales (la cocose). La mie de pain devient jaune safran à cause de la farine de maïs d’Indochine. Les réfugiés s’intègrent progressivement et cultivent les terres en friche à la suite de la mobilisation.
75 ans séparent ces deux photos
En 1916, grand-mère apprend que son mari, victime d’une pleurésie est évacué du front près de Verdun, puis hospitalisé à Amélie-les-Bains dans les Pyrénées Orientales. Il y demeure un an avant d’être transféré dans le Cantal, à Santenay-les-Bains. Pour rompre l’oisiveté, il confectionne, de ses mains habiles, des objets en cuivre ciselé, des coupe-papier, des bagues, des bracelets, des colliers en perles, des chaînes pour montres ou « léontines » qu’il envoie à son épouse. Il est réformé avec pension militaire, au printemps 1918. Il devient tuberculeux mais, courageusement, reprend son travail à la ferme.
Excellent semeur à la volée, il achète aussi une poulinière pour disposer d’un attelage à deux chevaux, puis une moisssonneuse-lieuse ainsi que toute une gamme d’instruments dans les ventes à l’encan. Bien sûr, outre ses tâches ménagères et de basse-cour, grand-mère l’aide pour la fenaison, les binages, la moisson.
Une page se tourne lorsque son mari, phtisique, décède le 1er novembre 1921. Elle obtient une pension de veuve de guerre avec majoration pour la charge de ses deux fils de 11 et 12 ans qui vont bientôt réussir leur certificat d’études.
Sur les encouragements de l’instituteur, elle envoie en pension son fils Michel pour qu’il poursuive ses études. Son autre fils Marcel se prend de passion pour l’agriculture. A 13 ans, il laboure, sème à la volée, roule les blés, repasse les scies des machines. Pour le récompenser, elle lui offre une jolie bicyclette Automoto bientôt dérobée par un inconnu, mais qu’elle s’empresse de remplacer. En octobre 1926, très fière, elle découvre la ville de Rouen en accompagnant son fils cadet pour son entrée à l’Ecole Normale d’Instituteurs. Heureuse enfin, elle voit son horizon matériel s’éclaircir. Elle ne semble pas connaître de souci d’argent, du moins, elle ne le montre jamais. Elle alimente le porte-monnaie de ses fils, chaque dimanche … c’est le temps des années folles, le pays revit après la tragédie de la guerre, les bals musette, les rencontres de longue paume et ballon au poing sur les places communales.
enregistrement audio sur sa visite à l’Exposition universelle de Paris (1937)
Peu à peu, elle abandonne à son fils Marcel, la direction des activités de la terre ; mon père leur apporte une aide précieuse lors de ses congés scolaires. Elle est experte dans la traite des vaches, à la main bien sûr. Lorsque Marcel se marie en 1938, elle lui cède l’exploitation de trois quarts des terres et herbages.
La seconde guerre mondiale se profile et son fils aîné Marcel est rappelé sous les drapeaux dés les premiers jours de septembre 1939. Fait prisonnier en Vendée en juin 1940, il est affecté en Allemagne, en décembre, dans un commando agricole où il demeurera 52 mois. C’est son épouse qui se charge de la conduite de la ferme.
Grand-mère, très inquiète du sort de ses enfants, déchirée et choquée, quitte sa maison, avec sa belle-fille, dans un chariot à foin, le 6 juin 1940. Son exode est éphémère puisqu’elle est rattrapée par les allemands, dés le 8 juin, dans le petit village de Flamets-Frétils, épisode qu’elle évoquera souvent le reste de sa vie. Le lendemain, elle retrouve son village désert et sa maison un peu bouleversée. Les années d’occupation sont aggravées par des conditions atmosphériques détestables et des hivers très rigoureux. Elle doit loger plusieurs soldats allemands. Ils la respectent physiquement mais saccagent sa maison, brisent le pavage en fendant du bois. J’ai toujours vu, accroché au mur de la salle, un portrait de mon grand-père, les yeux crevés au revolver par ces soldats au cours d’une de leurs beuveries.
Durant ces années d’occupation, mon père, enseignant, consacre toutes les vacances scolaires aux travaux de la ferme pour aider sa maman et sa belle-sœur. Il faut aussi ramasser les doryphores sur les dizaines d’hectares expropriés par les soldats allemands pour la culture intensive des pommes de terre qu’ils laisseront geler dans les granges.
Quelques jours avant la Libération, plusieurs chariots et attelages de la ferme, sont réquisitionnés par les soldats ennemis, et chargés de vivres, de saloirs, de sacs de farine, d’alcools, de vélos, en prévision de la défaite et une possible famine. Encerclés par les troupes américaines, le 1er septembre à Amiens, les Allemands abandonnent leur convoi. Les attelages prennent le chemin du retour, guidés par quelques « résistants » dont certains peu scrupuleux se partagent le butin.
Grand-mère attend encore neuf mois le retour de son fils Marcel et des prisonniers en Allemagne.
Le temps de la retraite se profile. Peu à peu, ma grand-mère abandonne ses activités agricoles, deux vaches, puis une, puis rien, sauf une chèvre pendant quelques années encore, non pour le profit mais pour perpétuer certains rites comme la traite et l’allaitement des chevreaux.
Désormais, elle consacre beaucoup de temps à sa basse-cour, à l’élevage des lapins. Experte en jardinage, les légumes de son potager sont les plus beaux du village. Elle n’en tire aucun profit financier. Elle n’a de cesse que faire plaisir à ses enfants, amis et visiteurs. Il est presque impossible de partir de chez elle sans emporter, qui un lapin, qui une douzaine d’œufs, qui une bouteille d’eau-de-vie. Toute sa vie, elle jouit du privilège du bouilleur de cru. À 95 ans, elle « bouillira » encore. La qualité de son cidre bouché est remarquable. Je possède encore quelques flacons de sa « goutte » que me réclament certains de mes invités à la fin du repas. Cuisinière émérite, sa table est appréciée. Les facteurs, accessoirement amis, commissionnaires, informateurs voire infirmiers, trouvent souvent table d’hôte chez elle. Le lapin aux pruneaux constitue un de ses plats emblématiques.
Tenant cela de son enfance et de sa condition d’orpheline de mère, ma grand-mère s’adonne aussi avec talent à la couture, le tricot et la broderie. Elle chérit sa machine à coudre que son père lui a achetée en 1910 et qui, aujourd’hui, demeure dans la famille comme relique.
Veillant très tard, souvent au-delà de minuit, elle lit quotidiennement le journal local, « Le Progrès de la Somme » puis le « Courrier Picard » dont elle deviendra la plus ancienne abonnée. Elle connaît ainsi toute l’actualité régionale et les familles des environs dont elle aime évoquer la généalogie.
Excellente cycliste, elle utilise son vélo jusqu’à 83 ans pour fréquenter les marchés, les foires, les fêtes religieuses dans un rayon de dix kilomètres. Son arrière petite fille entretient encore jalousement sa bicyclette.
La vie religieuse constitue aussi une de ses préoccupations. Elle ne manque aucun office dans la paroisse. Elle veille à l’entretien de l’église et du cimetière de son village. Le prêtre se rend souvent chez elle pour bavarder.
À partir de 90 ans, grand-mère devient de plus en plus sédentaire … finies les sorties à bicyclette voire même à pied. Elle renonce à se rendre à l’office du dimanche ainsi qu’au cimetière. Elle accomplit juste quelques pas à l’extérieur jusqu’à son jardin où, assise, elle contemple ses enfants bêchant ou binant.
Atteinte bientôt d’une lésion de la rétine, elle supporte difficilement de ne plus pouvoir lire son journal. Son fauteuil rustique de style picard devient son compagnon inséparable.
Elle demeure très généreuse avec ses petits-enfants, ses arrière petits-enfants et ses visiteurs. Les enfants du village viennent la voir souvent glaner quelques friandises. Ainsi, elle continue à être informée de la vie locale.
Au printemps 1984, elle s’alite pour une bronchite avec récidive à l’automne. Nous craignons alors pour sa santé, mais il n’en est rien. Elle s’installe alors dans un alitement qui va durer trois ans grâce à sa vitalité, sa résistance physique, aux soins réguliers et attentifs de son docteur ainsi qu’au dévouement de ses femmes de ménage, de sa belle-fille et de ma maman qui vient à son chevet chaque semaine. Malgré son déclin physique, grand-mère conserve une grande lucidité d’esprit et son optimisme rayonnant. Elle se dit heureuse de tout. Jamais, elle n’envisage la mort … c’est un mot d’ailleurs qu’elle ne prononce jamais.
97, 98, 99 ans … se dessine la perspective de fêter son centenaire. À la mi-décembre 1987, le combat semble perdu et puis … Mémé Léontine retrouve des forces pour nous offrir son ultime cadeau. Elle commence à l’évoquer, elle compte les jours … Enfin, le grand jour arrive, le 20 janvier 1988. Mémé souffle ses 100 bougies.
C’est la liesse dans sa maison et dans toute la commune. A la hauteur de l’événement, l’héroïne du jour quitte son alitement et s’installe dans un fauteuil de la cuisine. Comblée de fleurs et de friandises, elle est en pleine forme et se montre très gaie. Attentive aux discours prononcés et aux marques de sympathie de chacun, elle les parsème de petits commentaires avisés et affectueux.
Pendant quinze jours, grand-mère conserve ce moral qui fait plaisir à voir et à entendre. Les cent ans sont sensiblement dépassés, il est temps de tourner la page … brusquement, toutes ses fonctions s’atténuent. Elle s’installe dans un semi coma répondant malgré tout consciemment aux paroles de tendresse qui lui sont proférées.
Le 11 février 1988 à l’aube, ma grand-mère s’éteint dans le sommeil, sans la moindre douleur. Ainsi s’achève une vie de labeur, de dévouement, de dignité et de tendresse.
Mémé Léontine appartient à « cette race de gens de peu aux vies ordinaires … pleines de richesse et de noblesse » qu’a affectueusement décrite le sociologue Pierre Sansot.
Chère Mémé, comme le rappelle ton patronyme, tu avais la noblesse d’âme et de cœur.

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Très beau portrait. Les mamies n’ont jamais fini de faire parler d’elles, tellement, dans le coeur d’un enfant, elles resteront inoubliables.
Bonjour,
Je viens de me porter acquéreur avec mon épouse de l’ancienne école de votre grand mère Léontine à Brocourt devenue par la suite un prieuré de moines bénédictins et j’entreprends de restaurer ce lieu chargé d’histoire.
Le portrait que vous dressez de votre grand-mère, de son époque et des lieux qui lui ont été chers est remarquable . Je serais curieux de savoir si elle vous a transmis d’autres anecdotes sur le pensionnat de Brocourt et serais heureux de vous y accueillir si vous désirez revenir visiter ces lieux ( ils vont être pendant quelques mois en chantier…)
Cordialement , R.de Francqueville
Malheureusement, je ne possède pas d’anecdotes particulières sur le séjour de ma grand-mère dans ce qui est désormais votre propriété. Mon père qui n’est plus de ce monde non plus, aurait sans doute parlé avec volubilité du château de Brocourt qui, il me semble, fut dévasté par un incendie.
Je suis touché par votre invitation et qui sait si un jour, je n’oserai pas me promener quelques instants dans ce lieu où ma grand-mère vécut à ses dires des moments merveilleux.
Cordialement.
Bonjour,
Ça fait très plaisir de lire ces choses. J’ai connu Marcel quand j’étais jeune, la toute dernière maison en face de la chapelle.
Il me semble reconnaître le café de Villers sur la photo de mariage, ma grand-mère l’a acheté en 1941, on la surnommé « la valise ».