Michel COFFIN, mon père (époque 3)
L’HOMME PUBLIC
Au sommet de son art d’enseigner, mon père aspire à explorer de nouveaux champs d’activité et se lance dans une intense vie publique.
Le 26 avril 1958, il entre au Conseil municipal de Forges, puis accède au rang d’adjoint au maire le 4 juillet 1966. Il connaît successivement trois maires, Jean Métadier, André Bertrand, puis Pierre Blot dont il sera le proche collaborateur jusqu’en 1989. Il est vain de vouloir décrire en quelques lignes plus de trente années au cours desquelles l’élu a eu la seule volonté de rendre service et non de sublimer une carrière par les honneurs. Beaucoup parmi ceux qui l’ont cotoyé, savent la disponibilité de corps et d’esprit qu’il a manifestée pour le développement de sa ville d’adoption. Je peux prendre conscience de sa vaste contribution à la vie municipale et revivre plus de vingt années d’actualité forgionne en parcourant aujourd’hui les tomes superbement reliés de la « Revue municipale » dont papa est le créateur et le rédacteur à partir de 1972. Cette publication annuelle, abondamment illustrée, exempte de toute publicité, informe les Forgions de l’action de la municipalité. Cependant, le professeur, toujours désireux de cultiver ses lecteurs, leur raconte aussi l’histoire de la ville à travers ses écoles, ses postes et télégraphes, son chemin de fer, son éclairage public, ses rues, ses hommes illustres, sa vie associative, etc… Ce travail immense de recherche et d’écriture permet à ceux qui ont conservé ces attrayantes brochures, de détenir une incomparable « histoire contemporaine de Forges-les-Eaux ».
En 1965, mon père devient le président de l’Office de tourisme de Forges-les-Eaux. Pendant vingt-cinq ans, il multiplie les initiatives pour la reconnaissance touristique du Pays de Bray et de sa capitale. A travers ses écrits, notices, chroniques dans la presse régionale, livres, il révèle les attraits ignorés de la « boutonnière », c’est ainsi que les géographes caractérisent souvent cette région. Le professeur se mue volontiers en guide pour faire découvrir inlassablement la campagne brayonne aux clubs du troisième âge ou aux groupes d’étrangers de passage. Il devient conférencier le temps d’une veillée au Village Vacances Famille. Il s’improvise scénariste et me commande la réalisation d’un vidéogramme « Bien vivre à Forges-les-Eaux » qui sera projeté dans diverses manifestations touristiques et même sur le ferry-boat reliant Dieppe et Newhaven. Il organise des salons artistiques et de nombreuses expositions sur la gravure, la reliure, les affiches, les cartes postales, les vieux métiers. Pendant quinze ans, il est membre du Comité départemental du tourisme. Il est vice-président de « la route de la mer », vice-président, puis président honoraire de l’Association culturelle et touristique du Pays de Bray. Son dévouement et son désintéressement le conduisent à faire don à l’Office de Tourisme de la totalité des bénéfices tirés de la vente de ses ouvrages, outils de développement touristique incomparables. J’ai découvert récemment, en dépliant la carte du Pays de Bray réalisée par l’Institut Géographique National, qu’il en avait écrit la présentation physique. Ainsi, à travers cette modeste contribution, soixante ans après, il avait exaucé et exercé sa vocation manquée.
enregistrement d’une émission de France-inter avec l’animatrice Annik Beauchamps dite Madame Inter
En 1969, il accède à la présidence du Comité Cantonal du Souvenir Français, association civile patriotique née en 1887 de l’action d’un professeur alsacien, Xavier Niessen. Il peut y exprimer pleinement la noblesse d’âme et la générosité de coeur qui l’animent. Pendant vingt-deux ans, l’ancien pupille de la nation, l’ancien officier de réserve, le professeur d’histoire oeuvre inlassablement pour perpétuer sur sa terre brayonne la mémoire des soldats tombés pour la liberté. « Quand il n’y aura plus d’anciens combattants, de déportés et de résistants vivants, il ne restera que le souvenir », répète-t-il souvent. Malgré mon éloignement de Forges, je n’ignore presque rien de sa fonction tant, au cours des repas familiaux, j’ai entendu mon père évoquer avec fierté et volubilité, les cérémonies qu’il organise, les invités parfois venus de l’étranger, le nombre de porte-drapeaux, les programmes musicaux interprétés par l’harmonie, l’entretien de « son » cimetière militaire fleuri de deux cents rosiers. Il invite un ancien soldat américain que son fils rencontre fortuitement au Nouveau Mexique et qui ne connaît de la France, que la seule ville de Forges-les-Eaux pour l’avoir libérée! Sa passion pour l’écriture et l’histoire locale se traduit par la rédaction d’une monographie sur les monuments aux morts du Pays de Bray.
L’activité municipale pléthorique de Papa se prolonge encore dans la présidence de la régie de l’abattoir pendant dix ans et celle du syndicat de ramassage scolaire durant cinq années.
Lors des manifestations publiques qu’il organise, mon père apparaît souvent comme l’homme protée : tour à tour, il est régisseur veillant au bon ordonnancement du protocole, orateur prononçant le discours d’usage, photographe, journaliste écrivant quelques lignes à l’intention de la presse locale ….. quand il ne s’improvise pas agent de la circulation pour permettre au cortège de traverser la chaussée !
L’honorariat de Maire-adjoint lui sera conféré en 1989 par décret préfectoral, après proposition à l’unanimité du Conseil Municipal.
L’ECRIVAIN
En 1976, mon père connaît les premières affres du déclin physique. Victime d’une hernie discale paralysante, il perd définitivement une mobilité importante de ses membres inférieurs qu’il qualifiera souvent de « paquets de chair morte ». Papa, qui jusqu’alors débordait d’activité physique, affronte cette épreuve délicate avec courage. Il réjouit, par sa volonté et son optimisme, le personnel médical et les patients du centre de rééducation. Il faut le voir sillonner à bicyclette, les chemins aux alentours pour tenter de retrouver quelque sensibilité de ses jambes. A travers cette expérience, il conservera une indéfectible admiration pour les métiers de la santé, pas même démentie aux dernières heures de sa vie.
Son handicap physique, plutôt que de le démoraliser, le stimule pour se plonger dans l’écriture des « Promenades en Pays de Bray ». La convergence de plusieurs éléments explique cette aventure. Il s’agit d’abord de l’amour pour un coin de terre normande que ce picard a appris à connaître depuis quarante ans. C’est ensuite le goût pour la géographie et l’histoire locales révélé par la rencontre avec Eugène Anne. La fonction de président du Syndicat d’Initiative de Forges amène aussi mon père à faire découvrir les charmes de cette ville et de ses environs, aux touristes, qui y trouvent beaucoup de plaisir. Papa a commencé l’inventaire des villages brayons à travers des chroniques parues dans la presse locale. De nombreux lecteurs réclament bientôt avec insistance l’édition d’un ouvrage réunissant toutes les « promenades ».
Pendant dix-huit ans, papa se consacre à la découverte du patrimoine brayon avec une énergie débordante. Comme autrefois, quand il préparait ses cours, je le retrouve aussi assidu à son bureau, consultant des centaines de textes et archives, rédigeant des milliers de lignes. De nouveau, la documentation envahit les placards. En guise de loisirs, il prend le volant pour parcourir les chemins vallonnés, noter les trésors artistiques d’une chapelle, les détails pittoresques d’une ferme ancienne, photographier un puits ou un colombier curieux, compulser un registre municipal, interroger une personne susceptible de fournir des renseignements intéressants. L’ayant vu souvent à l’oeuvre lors de sorties dominicales, j’admirais son esprit de curiosité et sa capacité d’étonnement devant un puits, un calvaire, une chapelle, des choses qui peuvent sembler modestes.
Il devient tout naturellement l’encyclopédiste du Pays de Bray. On le consulte de partout, même de l’étranger, à tous niveaux y compris des experts ou des étudiants en cours de préparation de thèse de doctorat. Sa disponibilité et son goût de partager s’affirment dans des circonstances parfois cocasses. Combien de repas familiaux ont été interrompus par des « rallymen du dimanche » à la recherche de renseignements ! A l’occasion de « Jeux intervilles » du Pays de Bray, en tant que membre de « l’équipe culturelle », il fut soumis au feu des questions de Guy Lux et Léon Zitrone!
Il fut invité à un salon des écrivains normands à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Rouen. Quel chemin parcouru par l’ancien normalien de la rue Saint-Julien !
Cette passion de l’écriture totalement bénévole constitue le prolongement évident de sa mission d’enseignant. Grâce à une méthode pédagogique attrayante, la promenade, et un style à la portée de tous, il parvient à faire connaître et aimer aux Brayons (à d’autres aussi) les richesses insoupçonnées de leur région.
Papa nous avouait que ses livres constituaient « le but et l’oeuvre de sa vie ». Précurseur en ce domaine, il était heureux de l’effervescence culturelle qui jaillit ces dernières années dans le Pays de Bray.
L’émotion m’étreint quand, au fil de mes flâneries, je croise une personne contemplant une curiosité touristique de ma région natale, un exemplaire des « Promenades » à la main.
SES LOISIRS
En dépit de ses activités multiples, mon père n’occultait pas le temps des loisirs. Le petit écran n’étant pas encore entré massivement dans les foyers pour « nous faire rêver », bien avant les vagues déferlantes de « juilletistes » et « aoûtiens », son esprit de curiosité le porta à voyager avec son automobile dans de nombreux coins de France et d’Europe. Je crois n’avoir jamais ressenti de joies enfantines aussi pleines que lors de ces départs en vacances vers des horizons inconnus. Comme le chantait Charles Trénet, « On est heureux, Nationale 7, route des vacances….. »!
En dépliant récemment quelques unes de ces fameuses cartes Michelin à la couverture orange et bleue, j’imaginais l’ancien militaire spécialiste de la cartographie jubilant dans la préparation de ses itinéraires qui dégageaient parfois un parfum d’expédition. En 1949, le franchissement des cols alpins au volant de la majestueuse « Rosalie » ne fut pas, paraît-il, de tout repos.
Tout était prétexte à se cultiver. En présence d’une curiosité géologique, le professeur de géographie nous déclinait son cours. Lors de la visite d’un château ou d’un musée, l’historien complétait les explications du guide. Pour nous empêcher « d’oublier », l’ancien combattant nous amenait sur les « lieux de mémoire » comme le camp de déportation de Dachau et le cimetière militaire d’Arlington. Le sportif voulait entrer dans les stades mythiques des Jeux Olympiques. Pour mieux comprendre le régime d’un pays, le citoyen cherchait le dialogue avec la population . Quelle éducation active ! L’habitude que papa avait de marcher très rapidement en avant des autres, caractérisait de manière amusante sa soif de découverte.
Apothéose en 1968, mon père partit en retraite et …… vers le Nouveau Monde. Au volant d’une « belle américaine » de location, la famille effectua le « coast to coast » de New York à Los Angelès et retour. L’homme de tradition garda un souvenir ébloui de cette traversée des grands espaces américains. Ce fut son dernier grand voyage . L’essor de la télévision et des voyages organisés, l’uniformisation des modes de vie banalisaient trop l’aventure à son gré. Il s’intéressa plutôt aux beautés inexplorées ….. de la campagne brayonne pour lesquelles il trouvait, de manière touchante, presque plus de charme.
Mon père prolongeait son goût des voyages en collectionnant les cartes postales qu’il recevait. Comme s’il voulait figer le temps, quelques semaines avant sa disparition, il rangea, au grenier, dans des cartons à chaussures, ces milliers de photographies de paysages et monuments qui constituaient autant de témoignages d’amitié.
Papa « voyageait » encore à travers sa collection de timbres. Evidemment, il conservait précieusement toutes les enveloppes originales qu’on lui adressait du monde entier et il se spécialisa dans l’acquisition des nouveautés philatéliques de France et de la principauté de Monaco, ainsi que les spécimens évoquant le sport.
Bien avant l’avènement de notre civilisation de l’image, mon père pratiqua la photographie et le cinéma. S’il sacrifiait comme chacun d’entre nous au culte de la photo de famille, son intérêt se portait surtout vers le « documentaire » et le reportage. C’était le moyen de conserver des traces de ses voyages, de ses activités scolaires et péri-scolaires, de sa passion pour le sport. Je me souviens de l’un de ses premiers appareils, de marque Foca. Il participa aux activités d’un « photo-club » à Forges. Quelques jours avant sa disparition, Papa « mitraillait » encore pour l’illustration iconographique de ses « Promenades en Pays de Bray ».
Au tout début des années 50, il fit l’acquisition d’une caméra Pathé 9,5 mm. Il l’étrenna à l’occasion de plusieurs voyages successifs dans la péninsule ibérique. Nous possédons ainsi des témoignages de grande valeur sur l’Espagne franquiste de l’immédiat après-guerre. Il initia mon frère aîné à la technique du montage par collage. Le tableau noir et la craie leur étaient d’un précieux secours pour réaliser les génériques. Plusieurs armoires du domicile familial abritent toutes ces archives en images.
Ce goût prononcé qu’avait mon père pour la reproduction du réel s’opposait étonnamment à son absence d’intérêt pour les histoires romancées du 7ème Art. Cependant, par souci de cultiver ses fils, Papa n’a jamais manqué de nous accompagner dans notre prime jeunesse, pour découvrir les chefs-d’oeuvre du cinéma. Notre salle de prédilection était le cinéma « Le Dauphin » à Forges, tenu par Monsieur Berthelot, mais il n’était pas rare que l’on se rendît à « l’Omnia » à Rouen et au « Rex » à Paris. Comment pourrais-je douter de l’influence qu’a exercée mon père sur mon goût pour l’image ?
De par ses origines modestes, Papa s’intéressait aux jeux de cartes populaires. Durant sa jeunesse picarde, il consacra probablement bien des veillées à la pratique de la manille ou de la belote. Avant-guerre, fidèle à ses racines, après avoir arpenté le marché aux bestiaux de Forges, il lui arrivait encore de « taper le carton » dans un café voisin.
Toujours heureux d’apprendre, la fréquentation du milieu des officiers fit naître en lui la passion du bridge. Jusqu’à la fin des années 60, il y joua très régulièrement avec un petit cercle de « mordus » recrutés parmi les collègues et amis. Les parties acharnées se prolongeaient tardivement. L’une d’elles, mémorable entre toutes, vit l’irruption dans la maison d’un individu en état d’ébriété à la recherche de ce fameux « mort » constamment évoqué au cours du jeu !
Jusqu’à son ultime jour, Papa acheva immanquablement la lecture assidue de plusieurs journaux quotidiens et hebdomadaires par la résolution des mots croisés. Il pouvait y éprouver sa culture et son esprit de finesse. Il faisait participer ses proches en leur soumettant la subtilité d’une définition ou en sollicitant leur concours lorsqu’il « séchait ».
Le sport, qu’il soit exercice ou spectacle, tint toujours une place de choix dans les loisirs de mon père.
Il adorait le football et aimait faire partager sa passion. J’ai retrouvé une photographie de l’équipe qu’il avait formée avec ses petits élèves de Beauvoir. Peu après son arrivée à Forges en 1937, encouragé par son collègue Monsieur Naud, il créa le F.I.C. (Forges Instituteurs Club). Des rencontres amicales furent organisées, le jeudi, avec les normaliens, les étudiants de Rouen, les élèves du Cours Complémentaire et d’autres formations d’enseignants.
Son attachement à ce sport s’exerça dans des circonstances diverses, ainsi fut-il l’un des dirigeants de l’équipe de l’armée française opposée à son homologue britannique.
De son contact avec les officiers, et notamment le frère de Jean Borotra, naquit sans doute son goût pour le tennis, sport aristocratique à l’époque. Il le pratiqua assidûment jusqu’à plus de soixante ans.
Mon père transmit à ses deux fils sa passion pour le sport. Aujourd’hui, ressurgissent des moments émerveillés de mon enfance baignée par cette distraction alors excellente école de morale et de vie.
Probablement à cause de ses racines picardes, Papa avait un faible pour l’équipe de football de Lille ( il disait » le LOSC » ); cependant il avait adopté le Football Club de Rouen et, dès mon plus jeune âge, je l’accompagnais sur les gradins des « Bruyères » . Je l’écoutais avec ravissement me conter les exploits de « l’attaque mitrailleuse » du F.C.R d’avant-guerre. Il m’emmenait aussi assister aux rencontres internationales à Colombes et me hissait sur ses épaules pour que je puisse admirer ces joueurs de légende qui s’appelaient Kopa, Yachine, Puskas, Kocsis.
Même en ces circonstances, il ne se départissait pas de son rôle d’éducateur; il m’inculqua le respect de l’adversaire et de l’arbitre, m’apprit la convivialité et l’écoute silencieuse des hymnes.
Peut-être parce que, dans son enfance, la bicyclette avait constitué son seul moyen de locomotion, Papa appréciait également beaucoup le cyclisme. Avec lui, je suivais les courses régionales, en particulier dans sa Picardie natale. Le Grand Prix de la Libération de Liomer, le Prix d’Hornoy, le Grand prix des 3 départements limitrophes au lieu-dit « le Coq Gaulois », près d’Aumale, étaient, comme l’on dit maintenant, des événements incontournables !
Evidemment, nous allions saluer les « géants de la route » lorsque le Tour de France passait à proximité. Papa se plaisait à raconter des anecdotes d’avant-guerre, le passage du Tour à Poix avec les touristes-routiers qui, en l’absence de dérailleur, retournaient leur roue arrière pour escalader la côte.
Ces souvenirs semblent empreints de naïveté mais notre capacité d’étonnement n’était pas encore altérée par l’invasion future des medias et l’inflation de retransmissions télévisées. Je vous parle d’un temps où l’on écoutait la T.S.F. Le rite dominical était de nous réunir à partir de 15 heures, devant le poste, afin de suivre avec ferveur » Sports et Musique », une émission de Georges Briquet dont le générique « Chantons pour le sport, chantons en choeur l’essor de la jeunesse…… » était entonné par André Dassary. J’entends toujours la voix ensoleillée d’un reporter provençal, Bruno Delaye qui nous aidait à « visualiser » les équipes sur le terrain en indiquant leur position par rapport à ….la gauche et la droite de notre transistor !!! Probablement, par mimétisme, je faisais en solitaire dans la cour de l’école, d’interminables parties de football et de circuits à vélo agrémentés de commentaires enthousiastes à haute voix ( une vocation manquée ! ), j’en reparlerai un jour peut-être.
Papa nous a fait aussi aimer le sport à travers la lecture de revues spécialisées. Il achetait chaque semaine » Miroir-Sprint » et » But-Club « . J’ai, longtemps, conservé jalousement, dans le grenier familial, ces superbes magazines de couleur bistre ou verte.
Jusqu’à ses derniers jours, mon père garda cette passion. Il ne manquait aucune retransmission télévisée mais ne fréquentait plus les stades depuis longtemps. Sa philosophie du sport ne se reconnaissait sans doute plus dans les excès en tout genre qui hantent aujourd’hui les tribunes.
LES PLUS BEAUX JOURS DE SA VIE
Je me souviens que, dans les années cinquante, mes parents écoutaient fréquemment à la T.S.F « La joie de vivre », une émission présentée par Henri Spade et Jacqueline Joubert, au cours de laquelle des personnalités narraient les plus beaux jours de leur carrière. J’en reprends le concept pour évoquer quelques événements qui comblèrent mon père de bonheur et de fierté.
Le 24 octobre 1931 est le jour de son mariage. Cette date symbolise surtout une complicité morale et intellectuelle d’une rare plénitude qui ne devait jamais se démentir pendant plus de soixante-deux ans. Vouloir l’illustrer en quelques lignes relève de la gageure.
Papa ne manquait jamais de souligner l’influence que maman ne cessa d’exercer tout au long de leur vie commune. Peu de gens savent que, derrière sa douce et discrète épouse, se cachait l’inspiration de mon père. Mon frère et moi gardons en mémoire les longues soirées studieuses où nos parents corrigeaient les devoirs et préparaient leurs cours du lendemain autour du baroque bureau à quatre places au premier étage du 8 rue Beaufils. Comme ils enseignaient dans des classes de même niveau, il était courant que l’un demande à l’autre ce que tel poème, telle page d’orthographe, telle manière d’aborder une leçon avaient produit sur leurs élèves, afin de modifier éventuellement sa propre approche. S’instaurait alors une riche réflexion pédagogique.
De même, l’homme public se plaisait, au retour d’une manifestation ou d’une réunion du conseil municipal, d’en raconter la teneur pour connaître l’interprétation de son épouse et relever ses suggestions. Il « essayait » souvent sur elle le texte d’un discours ou d’un article. Même s’il protestait parfois sous la critique toujours amène, il tenait compte invariablement des conseils.
Quelle maîtrise d’eux-mêmes possédaient-ils pour accomplir leur vie professionnelle et familiale avec autant d’efficacité, d’intelligence et de générosité ! Je vous assure : cela ne fut jamais à notre détriment.
Je ne résiste pas à vous conter cette émouvante anecdote datant de 1940 qui illustre si bien leur manière unique d’être toujours l’écho de l’autre. Dans la boîte à lettres désaffectée de l’école, maman avait trouvé un télégramme adressé par mon père, alors mobilisé, qui lui donnait « rendez-vous le soir devant la gare rue Verte de Rouen ». Depuis quand avait-on déposé ce pli ? Dans ces circonstances périlleuses, un ami lui proposa de la conduire en automobile. Trouvant bientôt la chaussée barrée par les soldats et les véhicules militaires, elle parcourut à pied les vingt derniers kilomètres. Près de la gare, entendant quelque bruit dans l’obscurité, ma mère osa : « Est-ce toi Michel ? ». En effet, c’était lui, et, main dans la main, ils effectuèrent sous les étoiles les cinq lieues les séparant de l’automobile. Ce fut une belle ….. nuit de leur vie.
Pour évoquer l’amour fraternel, j’imagine ce jour d’avril 1945 où Papa, le coup de pédale allègre, se précipite vers ses racines familiales à Villers-Campsart. Heureux, il y retrouve son frère, serein, de retour de cinquante deux mois de captivité en Allemagne. Pendant quatre ans, pour pallier son absence, mon père avait consacré ses vacances scolaires aux travaux de la ferme. Il avait retrouvé le cordeau, la faux, la fourche, la meule.
L’amour paternel est attaché au 20 avril 1967. Ce jour-là, assis sur les gradins d’un amphithéâtre de l’Université de Strasbourg, mon père écoute son fils aîné « déterminer l’ordre multipolaire des transitions électromagnétiques à l’aide d’un spectromètre magnétique à paires d’électrons »! La fierté de voir un de ses enfants obtenir ainsi le grade de Docteur ès sciences physiques se conjugue avec son admiration pour le savoir et le travail, valeurs qu’il n’a jamais cessé d’inculquer tout au long de sa carrière.
Le 20 janvier 1988, Villers-Campsart est en liesse. « Mémé Léontine », ma grand-mère, toujours rayonnante de gentillesse et de bonté, fête son centenaire dans ce petit village picard où elle est née et a vécu toute son existence. Papa, qui est resté en Picardie « le fils de Léontine », retrace la vie de sa maman devant la foule des parents et amis entassés dans la petite maison (voir article du 14/02/2008). Sans cesse dévoré par la passion de l’écriture, il rédigea une biographie pleine de tendresse de sa mère, à destination de la famille.
Maintenant que mon père et sa maman se sont absentés, leur inaltérable optimisme, leur esprit de curiosité, leur faculté d’étonnement devant les choses simples, leur goût du dialogue hantent souvent mes pensées.
Le 20 février 1993, mon père, cette fois, est le héros du jour. Le Pays de Bray s’est donné rendez-vous au théâtre municipal de Forges-les-Eaux pour la cérémonie de remise de sa Croix de Chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur. Cette décoration est le prolongement logique de sa promotion dans l’Ordre National du Mérite obtenue le 4 janvier 1984 et de son élévation en 1989 au rang de Commandeur dans l’Ordre des Palmes Académiques, une distinction rare. Une profonde émotion étreint Papa. En cet instant, se bousculent sans doute dans sa tête une foule d’images de joies familiales, professionnelles et municipales qui ont émaillé ses quatre vingts années d’existence.
Pour atteindre cette plénitude de vie, mon père « a chanté dans son arbre généalogique » comme le suggérait le poète Cocteau. Le petit Michel de Villers-Campsart, déjà curieux de tout, avait observé et réfléchi pour donner un sens à sa vie. Il avait appris la valeur du travail et le goût de la vie simple avec sa maman, à la ferme. Pendant la première guerre mondiale, avec la fréquentation des troupes alliées et la perte de son père, s’étaient ancrés le patriotisme, le culte des anciens, le sens du devoir, la tolérance. Sur les bancs de la communale, à travers les cours de Monsieur Bernard, lui étaient apparues toutes les vertus de l’enseignement.
L’EPILOGUE
Mon père convenait que la chance lui avait souvent souri au cours de son existence. Elle allait très brutalement lui tourner le dos.
Au cours du mois d’avril 1994, mon père commença à se sentir fatigué et à perdre l’appétit. Début mai, avec son automobile, il se rendit à l’hôpital de Bois-Guillaume pour une consultation. Le 16 mai, il y retourna en ambulance pour passer des examens approfondis. Il en sortit le 19 avec une convocation pour le 6 juin afin de déterminer un traitement adapté aux conclusions des analyses. Chaque jour qui passait, ses forces l’abandonnaient et les repas devenaient une véritable corvée. Les 22 et 23 mai, je l’ai retrouvé méconnaissable, amaigri, la voix cassée, épuisé, se mouvant avec beaucoup de difficultés au prix d’une grande volonté. Cependant, il répétait ne pas souffrir du tout et la qualité de ses conversations demeurait intacte.
Le mardi 24 mai, il prit la plume pour décrire avec précision, à son médecin spécialiste, l’évolution très rapide de son mal afin qu’il avance son rendez-vous. Le mercredi, il reçut quelques amis à son domicile. Après de rapides considérations sur son état de santé, il retrouva toute son énergie pour deviser, la tête probablement pleine de projets.
Le jeudi 26 mai au matin, l’ambulance vint le chercher à son domicile pour le transporter à l’hôpital Becquerel à Rouen. Heureux de partir pour se soigner, il fit état du temps maussade, confia une lettre à son épouse et s’éloigna avec quelques petits signes de la main en guise d’au revoir. Le soir, il téléphona à ma mère pour l’assurer de son excellent moral et la dissuader de se rendre avec moi à son chevet. Il dit être entre de bonnes mains et prêt, après quelques jours de repos, à combattre le mal.
Malgré son incroyable volonté, il n’avait aucune chance dans cette ultime lutte. Mon père décéda le 27 mai à 10 heures du matin. Dans l’enveloppe reçue la veille, Maman découvrit le faire-part de décès rédigé de ses propres mains ainsi que quelques instructions. Jusque dans ses derniers instants, Papa nous avait donné une admirable leçon de courage et de dignité.
LES OBSEQUES
Les obsèques se déroulèrent le mercredi 1er juin 1994 à 15 heures en l’Eglise Saint-Eloi de Forges-les-Eaux.
Dans la matinée, la famille se rendit à Rouen, pour voir mon père une ultime fois. Il dégageait une impression exceptionnelle. Une grande fierté masquait un peu ma peine.
Sous un soleil radieux, il accomplit sa dernière promenade à travers ce Pays de Bray dont il avait tant raconté les richesses. Peu avant Forges, dans une courbe prononcée à hauteur de Roncherolles, à la vision d’un petit tertre à gauche de la route, je l’imaginais s’exclamant comme il avait coutume de le faire lors de nos sorties dominicales : « Voici le Mont aux Leux, la Motte aux Loups, on l’a escaladée ». Cet homme qui avait beaucoup voyagé, traversé les Montagnes Rocheuses aux Etats-Unis, nous aidait par ses écrits à connaître et réapprendre les beautés à portée de notre main.
Il aurait été fier de la cérémonie religieuse célébrée à sa mémoire, l’après-midi.
Amis, enseignants, anciens élèves, élus, parfois venus de loin, beaucoup avaient souhaité rendre un ultime hommage à celui qui avait marqué de son empreinte un moment de leur existence.
Mon père était comblé quand il recensait une vingtaine de porte-drapeaux lors des manifestations patriotiques qu’il organisait. Trente-trois drapeaux en provenance de tout le département, réunis dans le choeur de l’église, formaient une escorte d’honneur devant son cercueil.
Mon frère Jean-Pierre fit un éloge très émouvant de papa en retraçant sa vie passionnante et passionnée, aux multiples facettes, et en évoquant l’exceptionnelle complicité qui l’unissait à maman, son « inspiratrice ».
Touchantes autant qu’inattendues furent les paroles prononcées par l’abbé Lafon, ancien curé de Forges, venu du Pays de Caux dire adieu à son ami laïc : « un professeur patriote, républicain et intègre comme l’aurait souhaité Jules Ferry…… qui connaissait les chapelles brayonnes mieux que quiconque ». Monsieur Wimet, au nom de la Société d’Entraide de la Légion d’Honneur, Monsieur Le Roy, président du Souvenir Français, Monsieur Le Vern, député et instituteur, Monsieur Blot, maire de Forges, louèrent le combattant, le pédagogue, l’homme de coeur et de générosité, « l’honnête homme » au sens du 18ème siècle, siècle des Lumières. Des membres de l’Harmonie de Forges interprétèrent de poignantes pièces pour trompette tandis que l’assistance venait se recueillir devant le cercueil. Pour rejoindre sa dernière demeure, Papa passa devant l’Ecole de la rue Beaufils, théâtre de tant de joies familiales et professionnelles. Près de la grille d’entrée, je remarquai un majestueux sapin, arbre de Noël de mon enfance, qu’il m’avait aidé à planter. Le cortège s’arrêta quelques instants dans le cimetière militaire, parmi ceux dont il disait : « A nous le souvenir, à eux l’immortalité ». En guise d’adieu, chaque drapeau s’inclina sur la tombe symbolisant un livre, « le septième tome des promenades géographiques et historiques » comme aimait plaisanter mon père. Une page de ma vie et de l’histoire du Pays de Bray se tournait définitivement. Le 26 juin 1994, à l’occasion de la cérémonie du Souvenir Français, la municipalité de Forges-les-Eaux dévoila une plaque apposée au monument du cimetière militaire. A travers cette pierre, mon cher papa gagnait une parcelle d’immortalité. Il me revient à la mémoire ce poème de Victor Hugo que mon père aimait proposer à ses élèves :
« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends…
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe,
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »
Je ressens à mon tour, aujourd’hui, toute la détresse due à la perte d’un être cher.