Ma grand-mère, Mémé Léontine (1)
Il y a 20 ans, jour pour jour, le 20 janvier 1988, un petit village de Picardie, Villers-Campsart, était en liesse. Il fêtait le centenaire de ma grand-mère.
Toutes les grand-mères sont adorables mais Mémé Léontine me laisse un souvenir exceptionnel. C’est le seul grand parent que j’ai connu, les trois autres étant disparus avant ma naissance ou quelques semaines plus tard. De plus, ultime cadeau de son existence, elle a donc atteint le cap des cent ans me procurant joie et fierté.
À l’époque, mon père, son fils, rédigea, à l’attention de la famille, une brochure qui lui était consacrée. J’avais apporté ma contribution. Aujourd’hui, en hommage, avant d’évoquer la vie de ma grand-mère paysanne, je vous livre ce que mon cœur m’avait dicté.
Quand je vins au monde, Mémé Léontine était déjà une alerte sexagénaire. J’ai connu récemment toutes les peines qui émaillèrent la première partie de sa vie, et j’ai donc eu la chance de la connaître à un âge où, abandonnant les travaux de la ferme à mon oncle, elle consacra beaucoup de temps à choyer enfants, petits-enfants puis plus tard, arrière-petits-enfants. Le temps qui passe, embellit sans doute les souvenirs de jeunesse, mais je retiens de mes séjours à Villers, lorsque j’étais « ch’tiot », des images de joies simples et intenses.
Avec mes parents, j’eus la chance, dés ma prime enfance, de me promener à travers la France et l’Europe, cependant, j’appréciais particulièrement lorsque, dans la seconde quinzaine d’août, nous nous rendions à Villers pour participer aux travaux de la moisson. Mes petits bras, certes, s’avéraient vite inutiles lorsqu’il fallait hisser les bottes sur le chariot. Mais quelle joie quand pour le retour à la ferme, juché avec mon cousin, au sommet de la carriole, je découvrais la vaste plaine de Villers au rythme majestueux de Boulot et Mouton, deux superbes chevaux boulonnais. Le trajet le plus savoureux était celui qui précédait le repas de midi, il serait plus exact de dire quatorze heures malgré les éternelles recommandations de mon père habitué à la ponctualité scolaire. En effet, ensuite, nous attendait la délicieuse cuisine de Mémé. Souvent, elle nous préparait des monceaux de bonnes frites comme on n’en fait plus guère, longues, épaisses, croustillantes sur le dessus, onctueuses à l’intérieur.
Grâce à Mémé, « la poule à la sauce blanche » demeure un de mes plats préférés. C’était, bien sûr, une volaille de sa basse-cour qui picorait en liberté dans la cour près du tas de fumier (les technocrates de Bruxelles vont s’arracher les cheveux s’ils me lisent !). Elle la confectionnait remarquablement à l’occasion des fêtes familiales et le soir, elle nous servait le succulent bouillon. Elle n’avait nul besoin de livres de recettes. Elle estimait les proportions au jugé, il fallait la voir s’activer, toute la matinée, autour de sa pittoresque cuisinière en fonte.
Accompagner ma grand-mère dans les quelques activités agricoles qu’elle conservait encore, constituait un plaisir précieux pour l’enfant d’une petite ville que j’étais malgré tout. Je l’observais attentivement et la questionnais tandis qu’elle trayait son unique vache dans l’étable contiguë à la maison, qu’elle nourrissait ses lapins ou ramassait les œufs dans le poulailler. J’étais fier lorsqu’elle me chargeait de « cueillir » les œufs au fond des granges ou de sortir la « biquette » pour brouter l’herbe devant la maison. J’étais beaucoup moins rassuré quand elle me demandait de remonter une cruche de cidre, de sa cave très obscure.
Aux heures chaudes de l’après-midi, alors que les moissonneurs se reposaient, je disputais fréquemment dans « ch’pature » d’interminables parties de football avec mon frère, mon cousin, Bernard Breton, Jean-Pierre Lenel, Michel Boutillier et d’autres enfants du village. L’herbe haute, les taupinières, le terrain en pente, les pommiers en guise de poteaux de buts, ne freinaient pas notre enthousiasme.
Au temps du catéchisme, assister à l’office du dimanche était obligatoire même lorsque je quittais la paroisse. J’ai ainsi connu nombre de sacristies de France et de Navarre pour y être allé faire valider ma carte de fidélité religieuse ! Quand j’étais seul en vacances chez Mémé, elle était chargée de m’accompagner à la messe dominicale, à l’église de Liomer distante d’une bonne lieue. Ce rite ne m’aurait guère enthousiasmé s’il n’y avait eu la longue promenade pour s’y rendre. Nous partions en « habits du dimanche » par le petit chemin derrière chez la cousine Marcelle, puis traversions l’immense plaine pour rejoindre le bois de Liomer et sa descente abrupte. J’adorais ce parcours car chaque champ qu’on longeait, chaque fleur sur un talus, chaque arbre, étaient prétexte à de longs monologues de Mémé.
Je n’ai vu qu’une seule fois, ma grand-mère fâchée contre moi, mais en vilain garnement, je l’avais mérité. C’était à l’occasion d’un de ces mémorables repas familiaux. Mon cousin et moi avions abandonné les adultes à leurs interminables conversations autour de la table, pour jouer à cache-cache à travers les pièces de la maison. Ma cachette dans la chambre de Mémé, devait être efficace car mon cousin ne me trouvait pas. Tenaillé par un besoin pressant, j’entrepris dans l’obscurité, de le satisfaire dans ce que je croyais être le pot de chambre (ma grand-mère n’eut jamais l’eau courante dans sa maison). Le bruit suspect éveilla mes soupçons, aussi j’allumai la lumière et découvris que dans le récipient, macéraient de succulents pruneaux destinés à sa fameuse recette de lapin. Mémé en fut toute « retournée » comme elle disait : « Oh ! Qu’as-tu fait là min fieu ? ». Sa colère ne dura guère cependant, et je crois que je pus tout de même goûter au dessert, à son délicieux gâteau « diplomate ».Le temps de l’enfance passa mais mes visites à Villers s’avérèrent toujours des instants heureux. J’aimais écouter ma grand-mère, assise dans son fauteuil rustique de style picard, et grâce au magnétophone, je conserve des témoignages émouvants de nos conversations.
Lorsque je sus conduire, elle appréciait que je l’emmène en promenade dans la campagne environnante. Sa curiosité était débordante. La traversée d’un village, le passage devant une ferme ou un champ, lui rappelaient immédiatement une multitude d’anecdotes et déclenchaient d’interminables considérations généalogiques. De minuscules villages comme Etrejust et Croquoison devenaient soudain des sources intarissables d’inspiration.
Jusqu’à la fin de sa vie, elle se serait « frappée » comme elle disait, si je n’avais pas accepté une tasse de café, un paquet de gaufrettes, un petit verre de sa « goutte » et surtout, le « petit billet » qu’elle sortait de sa blouse ou de dessous ses draps.
Si je me suis attardé dans ces souvenirs parfois naïfs, c’est sans doute que j’éprouve dans ma maturité, la nostalgie du temps de ma Mémé Léontine, toujours rayonnante de gentillesse et de bonté. Il me paraît bien que du vrai bonheur y était enclos.
