LE MILITAIRE
Son envol dans la carrière de professeur est bientôt contrarié. En 1938, la crise de Munich survient, la déclaration de guerre menace. Mon père, devenu lieutenant en 1935, est appelé en septembre pour procéder à la réquisition des chevaux dans les cantons de Saint-Saëns et de Bellencombre. Il s’acquitte de cette tâche en compagnie de trois autres officiers de réserve. La crise politique s’atténue et, en attendant d’exécuter les ordres, ils effectuent de belles promenades dans la somptueuse forêt d’Eawy sur les chevaux de l’équipage de la chasse à courre stationné à Saint-Saëns.
Le 3 septembre 1939, avec l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes et soviétiques, c’est l’état de guerre réel. Mon père est présent sur la place de la mairie de Saint-Saëns où, pendant deux jours, les cultivateurs, très compréhensifs, défilent avec leurs percherons de trois à neuf ans. Cent quarante bêtes prennent la direction de Rouen pour être aussitôt attelées à des canons.
Le 4 septembre, papa est affecté à l’Etat-Major du 3ème Corps d’Armée comme officier observateur. Le 3ème C.A. se voit attribuer la défense du secteur de l’Escaut entre Saint-Amand-les-Eaux et Le Quesnoy, places fortes datant de Vauban. Il installe son poste de commandement à Bouchain, entre Cambrai et Valenciennes, dans deux usines tombées en léthargie. Les Allemands déclenchent les opérations militaires le 10 mai 1940 à 4 heures du matin. Pour soutenir l’armée belge, le 3ème C.A. franchit la frontière le 12 mai sous les bravos de la population civile et se positionne dans la vallée de la Dyle, non loin de Waterloo. Les combats sont brutaux et les pertes nombreuses.
Le 17 mai, un corps franc allemand commandé par Rommel franchit la Meuse près de Sedan. Le 3ème C.A. reçoit l’ordre de battre en retraite vers son cantonnement de Bouchain mais … les allemands s’y trouvent déjà. Il s’installe à Phalempin, puis Orchies, Armentières, Bailleul avant de se dissoudre à la ferme du Temple près de Steenvorde. Chacun détruit ses papiers civils et militaires . L’épisode qui suit a inspiré le roman « Week-end à Zuydcoote », prix Goncourt, ainsi qu’un film. Je reprends des écrits de mon père pour relater ce qu’il vécut personnellement : » Nous arrivâmes à Dunkerque par paquets tout en restant soudés à notre unité. Les canaux étaient remplis de véhicules noyés afin de les rendre inutilisables. On ne voyait aucun civil dans les rues mais quand on descendait dans les abris lors des raids aériens, on découvrait tout un monde blotti, hébété et silencieux. Le bruit des canons se rapprochait peu à peu de la ville. De temps en temps, les chasseurs prenaient en enfilade les plages de Bray-Dunes et de Zuydcoote et chaque balle faisait une victime. Le 31 mai à minuit, sur ordre de l’Amiral Abrial obtenu par mon camarade Edouard Borotra, le frère du célèbre joueur de tennis, j’embarquais avec cinquante hommes sur un « rafiot », le Gâtinais. La traversée fut périlleuse. Les vedettes rapides allemandes sillonnaient le détroit. Elles envoyèrent par le fond, la Bourrasque et le Sirocco avec six cents hommes à bord chacun. Vers deux heures du matin, survint un grand choc. Nous nous précipitâmes sur le pont. Nous venions de heurter une épave. D’innombrables mâts émergeaient des flots. La mer, elle, était sereine. A trois heures, nous étions proches des côtes anglaises. Une vedette britannique vint à notre rencontre et nous guida pendant quelques milles le long des eaux territoriales. Le 2 juin, à sept heures du matin, nous entrâmes dans le port de Cherbourg. Nous fûmes accueillis dans une caserne par des officiers qui ne ménagèrent pas leurs critiques à notre égard « .
Lors d’une visite au Musée de l’Armée, aux Invalides, j’ai assisté, terrifié par la violence des images, à la projection d’archives cinématographiques narrant cette bataille de Dunkerque. Papa rappelait quelquefois que vivre des heures aussi dramatiques armait pour tous les grands combats de la vie. Avec humour, il évoquait aussi parfois les rares moments de détente, notamment à titre anecdotique, cette soirée à Bouchain, où il fit valoir ses talents de danseur auprès de la célèbre actrice Danielle Darrieux !
Le 3ème C.A. reçoit l’ordre de se reconstituer à Sainte-Honorine-du-Fay, au sud-ouest de Caen, puis de se porter sur la rive gauche de la Seine entre Pont-de-l’Arche et Les Andelys. Le 8 juin, il atteint Evreux qui vient de subir d’importants bombardements . C’est ensuite la retraite vers la Bretagne par étapes quotidiennes d’une centaine de kilomètres. Le 3eme C.A. fait sauter le pont de Chalonnes qui enjambe la Loire. Le 24 juin, jour de l’armistice, le P.C. se trouve à Mussidan en Périgord où il a la charge de concrétiser la ligne de démarcation. Puis survient le repli en zone libre, à Duras, dans le Lot-et-Garonne, où Papa est démobilisé le 27 juillet 1940.
Cruauté du destin, il apprend, dès son retour, la disparition de André Delaunay, ingénieur chimiste et camarade de l’Ecole Militaire de Poitiers, tué par une auto-mitrailleuse allemande …… dans son village natal de Villers-Campsart ! On retrouva le nom de mon père dans le carnet qu’il portait sur lui.
Papa sera remobilisé le 11 mai 1945 à l’Etablissement Principal du Matériel à Vernon, chargé de la récupération du matériel militaire éparpillé et de la gestion d’un camp de prisonniers, en majorité des S.S. en uniforme noir.
Mon père sera cité à l’ordre de l’Armée et décoré de la Croix de Guerre 1939-1945 avec Etoile de vermeil pour « avoir exécuté des missions particulièrement délicates sous de violents bombardements auprès des grandes unités en ligne. Grâce à son sang-froid et son mépris du danger, il a transmis les ordres du commandement et rapporté à celui-ci des renseignements particulièrement précieux sur la situation des unités ».
Après guerre, naîtra une association amicale des anciens officiers du C.A. Papa la fréquentera régulièrement et l’une des réunions annuelles aura pour cadre la mairie de Forges. Parmi ses camarades, il entretiendra des relations épistolaires suivies avec Raymond Lindon, avocat général à la Cour de Cassation, dont le petit neveu, Vincent, brille aujourd’hui sur les écrans.
Mon père était fier de son passé militaire qui s’expliquait complètement par ce qu’il avait vécu dans son enfance. Pour l’avoir très souvent écouté, je vous affirme que les valeurs de ce fervent de l’Europe étaient bien plus civiques et patriotiques que militaristes.
LE PROFESSEUR
Cette période dramatique achevée, Papa peut enfin complètement assouvir sa passion pour l’enseignement. Toujours avide d’apprendre, durant l’année scolaire 1946-1947, il se rend, tous les jeudis, à l’Université de la Sorbonne. Il me confia fréquemment son admiration pour les brillants professeurs qu’il écouta dans cette cathédrale du savoir. Dix ans après Monsieur Anne, il découvre une nouvelle source d’inspiration et de motivation avec l’arrivée à Forges d’un jeune inspecteur, André Barrès, qui se lance dans l’éducation nouvelle préconisée par les grands pédagogues Paul Langevin et Henri Wallon. Cet homme de grande valeur, qui connaîtra ensuite une brillante carrière à l’étranger notamment au titre de l’UNESCO, devient même un grand ami de la famille.
A l’apogée de sa carrière, mon père enseigne le français, l’histoire et la géographie dans les classes de quatrième et troisième au collège de garçons, et prépare filles et garçons, dans ces mêmes disciplines, au difficile concours d’entrée à l’Ecole Normale de Rouen.
Son prestige est tel qu’informés par leurs aînés, les élèves de sixième et cinquième appréhendent leur contact futur avec ce professeur d’une grande exigence. Mon frère et moi éprouvons également cette crainte, renforcée par celle de l’autorité paternelle, mais elle s’estompera bientôt derrière une passion pour des cours de haut niveau et d’une grande modernité. Les élèves se sentent démunis devant ses références intellectuelles mais au lieu de produire un effet inhibiteur, cette richesse culturelle suscite l’envie de travailler et d’apprendre.
Le rythme est très intense avec une accumulation de devoirs et d’interrogations écrites. Son degré d’exigence est si élevé que ceux qui poursuivent leurs études secondaires entrent au lycée avec un bon niveau. Il brille dans le très difficile exercice du commentaire de texte où sa culture s’exprime pleinement. Sa renommée est régionale et, à l’Ecole Normale, « les filles de Forges » sont réputées pour leur excellente formation en Français. J’ai profité également des leçons du maître et, au lycée, obtenu des résultats satisfaisants dans cette délicate discipline.
En composition française, les sujets proposés ( un par quinzaine ! ) sont variés et en prise avec l’actualité. Alors qu’on n’imaginait pas encore la création de villes nouvelles en France, et que Brasilia sortait de terre au Brésil, je me souviens qu’il nous demanda d’imaginer pareil projet sur notre territoire. La lecture des copies, aujourd’hui, fournirait peut-être d’intéressantes suggestions à nos architectes !
Même si la quantité ne constitue pas nécessairement un gage de qualité, la longueur des copies, parfois plusieurs dizaines de pages, caractérise les devoirs de ses classes. Cette production prolifique était sans doute le fruit de son travail systématique autour de la langue, de sa manière de susciter l’envie de lire, d’éveiller la curiosité.
Son goût pour les beautés de la langue française s’affirme aussi pleinement lors des exercices de récitation. Je me souviens de la délectation avec laquelle il s’efforçait de nous sensibiliser à la musicalité d’un vers, à la tonalité des rimes, en nous emmenant dans la « Ballade des dames du temps jadis » :
« Dites moi ou, n’en quel pays
Est Flora la belle Romaine;
Archipiades née Thaïs
Qui fut sa cousine germaine;
Echo, parlant quand bruit on mène
Dessus rivière ou sus étang,
Qui beauté ot trop plus qu’humaine?
Mais où sont les neiges d’antan? »
Ses cours de géographie sont aussi d’une richesse insoupçonnable et des générations d’élèves reprennent au lycée, en classe de première, leur classeur de troisième traitant de la France. Mon frère aîné connut l’époque « révolutionnaire » des polycopiés que mon père préparait avec des stencils et la machine à alcool. Chaque élève bénéficiait ainsi d’un cours très complet. Papa abandonna cette technique trop rigide pour l’actualisation incessante de son cours et je fus confronté à la pédagogie universitaire de la prise de notes. Il écrivait au tableau les articulations du cours et dictait les connaissances indispensables à acquérir. Il effectuait des contrôles quotidiennement, oralement ou par écrit. Il exigeait des réponses très rapides et avait organisé un système de correction immédiate avec l’échange des copies entre les élèves et le barème inscrit au tableau. Il ne s’agissait pas de commencer un cours sans avoir appris le précédent.
Il payait de sa personne et demandait à chacun des efforts très importants car il fallait que les résultats soient bons pour tous. Le terme n’était pas à la mode mais il pratiquait le « soutien » naturellement. Les cours de troisième spéciale se déroulaient d’ailleurs entre 17 et 19 heures.
Il dégageait une autorité extraordinaire teintée cependant d’une certaine jovialité et jamais personne n’envisagea la moindre incartade durant les cours. Il vouvoyait absolument tous ses élèves, filles et garçons. Il parsemait son discours de « pourquoi est-ce que….? » et, ignorant souvent les doigts qui se levaient timidement, il reprenait superbement : « eh bien, parce que….! » Sa voix de tribun et sa façon très personnelle d’utiliser le mode interrogatif maintenaient l’attention et stimulaient l’esprit.
Ce rayonnement était le fruit d’une activité considérable de recherche et de préparation. Durant toute leur carrière, mes parents ont travaillé quotidiennement jusqu’à une heure avancée de la nuit. Je me souviens des murs du bureau tapissés de ……. casiers où s’accumulaient cahiers, chemises, revues pédagogiques, annales d’examens, etc… Le grenier de la maison familiale regorgea , au-delà de leur disparition, de toute cette documentation.
Lorsqu’il fallut vendre la propriété, j’ai feuilleté avec infiniment d’émotion quelques-unes de ces archives, préparations de cours, cahiers et devoirs d’élèves, témoignages d’une valeur professionnelle admirable.
Papa aidait beaucoup ma mère dans la gestion très contraignante de l’internat du Cours Complémentaire de filles, ancêtre du collège, puisque longtemps ce type de pensionnat ne fut pas étatisé. Pour nourrir leur « famille nombreuse » (il s’agissait bien de cela car mes parents faisaient office de seconds parents pour ces jeunes filles), il fallait composer les menus, passer les commandes, vérifier les livraisons. Cela donna lieu à des scènes cocasses. Pendant l’occupation, papa éleva et tua le cochon avec son beau-père. Pour assurer l’approvisionnement, dans la ferme de sa mère, il ressuscita la culture de la lentille. J’ai connu l’époque où il entretenait encore un potager. Le militaire sommeillait sans doute en lui quand il réquisitionnait un bataillon de jeunes filles pour « dédoubler » les carottes au jardin ou pour sacrifier à la « corvée de patates ». L’installation d’une éplucheuse électrique dans la cave constitua une importante avancée sociale !
Mon père s’investissait aussi avec ferveur dans les nombreuses activités post et périscolaires qu’impliquait la mission d’éducateur. Il mit sur pied des exercices gymniques dans le cadre des fêtes de la jeunesse.
Il collaborait à l’organisation des inoubliables fêtes de l’Amicale des Pervenches renommées dans tout le département. Lors de la préparation des pièces de théâtre, il devenait, à tour de rôle, metteur en scène ou décorateur. Je le revois, sous le préau, sciant et peignant les décors forestiers du « Sous-préfet aux champs » d’Alphonse Daudet, dans lesquels je voletais costumé en pic-vert. Je l’entends, démonstratif, faisant répéter inlassablement les acteurs pour parvenir au jeu juste. J’ai en tête des images de lui sous les traits de Monsieur Jourdain dans le Bourgeois Gentilhomme… faisant de la prose sans le savoir !
C’était l’homme orchestre au sein de la « famille » des professeurs du collège de filles. Avec son épouse, il proposait des sorties culturelles aux élèves, souvent issues d’un milieu modeste. Ainsi, bonheur rare, à l’époque, nous eûmes le privilège de nous rendre à l’Opéra et d’admirer les monstres sacrés de la Comédie Française. Bien évidemment, toutes ces animations accomplies avec plaisir et désintéressement …. ne supprimaient aucun cours.
Papa acheva sa carrière d’enseignant en 1968, année mythique dans l’évolution des moeurs. Jusqu’à la fin de sa vie, il suivit, avec beaucoup d’intérêt et de philosophie, les mutations de l’Education Nationale. Il découpait régulièrement, dans les journaux, des dossiers et les sujets du baccalauréat. Lorsqu’ils abordaient les grands faits de société, il lui arrivait de prendre la plume et d’adresser sa copie au responsable de la rubrique éducation du journal « Le Monde ». A quatre-vingt ans, il refusa même la proposition de donner quelques conférences au lycée au titre de … soutien en français !
Avec une fierté légitime, il déclinait parfois son « palmarès » : plus de cent cinquante de ses élèves devinrent enseignants, certains accédant au professorat d’université. Par son charisme, il avait su transmettre l’amour du métier que Monsieur Bernard lui avait inculqué dans son enfance.
… à suivre
25 avril 2024 : un de ses anciens élèves, dans l’immédiat après-guerre, a déposé un commentaire à la suite du premier volet que j’ai consacré à mon cher père. J’ai souhaité le partager avec vous en épilogue de ce billet évoquant notamment sa carrière de professeur.
Au-delà de l’émotion qui s’en dégage encore sept décennies plus tard, c’est aussi un témoignage précieux de ce que pouvait être la transmission à l’école à cette époque.
« Monsieur Michel Coffin : Le Professeur qui a façonné un Avocat.
Il y a des personnes qui traversent notre vie comme une brise légère, et puis il y a celles qui la marquent à jamais. Monsieur Michel Coffin, mon professeur de français, appartient sans conteste à cette seconde catégorie.
Monsieur Coffin avait ce don rare de faire naître en nous l’envie d’apprendre. Il a su éveiller en moi une passion pour les lettres, pour la lecture, pour l’écriture. Il m’a appris à apprécier la beauté des mots, la richesse de la langue française, la puissance de la poésie. Il m’a donné l’envie d’écrire, de lire, d’apprendre des poèmes.
Je me souviens encore de ces moments où je récitais des poèmes, debout dans la travée, sous son regard admiratif. Il avait cette capacité à nous faire sentir importants, à nous faire croire en nos talents. Il savait reconnaître et valoriser le potentiel en chacun de nous.
C’est lui qui a conseillé à ma mère de me présenter au concours d’entrée du conservatoire dramatique de Paris. Il voyait en moi un futur comédien, un artiste capable de captiver son public, de le transporter dans un autre univers grâce à la magie des mots.
Je ne suis pas devenu comédien. J’ai choisi une autre voie, celle du droit. Je suis devenu avocat. Mais je reste convaincu que c’est grâce à Monsieur Coffin si j’ai réussi dans cette voie. Car il m’a appris bien plus que le français. Il m’a appris à croire en moi, à persévérer, à travailler dur pour atteindre mes objectifs.
Lorsque je plaidais une affaire, lorsque je défendais les intérêts de mes clients, je pensais à Monsieur Coffin. Je pensais à tout ce qu’il m’a appris. Et je me disais que, d’une certaine manière, j’étais sur scène, comme il l’avait imaginé. Sauf que ma scène à moi, c’était le prétoire. Et mon public, c’étaient les juges et les jurés.
Monsieur Michel Coffin, mon professeur de français, a su me donner l’envie d’écrire, de lire, d’apprendre des poèmes. Il a su me donner l’envie de réussir. Et pour cela, je lui serai éternellement reconnaissant. »